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petit, plus vite on se souille et plus on a de raison de se bien obse1·ver.

Oui, reprit Ovcianikof en soupirant, il a été effacé sur la terre bien des traces d’hommes, de chiens, de renards et de loups depuis que je suis au monde ; d’autres temps sont venus. Ie vois dans les nobles surtout un changement bien remarquable. Les gentillàtres ont tous été au service, ou du moins ils ne restent plus à croupir sur place dans leurs terres, et il n’y a pas jusqu’aux bons et riches gentilshommes qui ne soient devenus méconnaissables..l’en ai vu de ceux-ci, et un assez bon nombre, à l’occasion du cadastre, et j’avoue que le cœur se remplit de joie rien qu’àles regarder. Ils sont non-seulement accessibles, mais affables.... Une chose seulement m’a singulièrement frappé : ces nobles, qui ne sont étrangers à aucune science, qui parlent si bien que l’àme en est émue, ne comprennent rien au fond réel des affaires et ’n’ont pas le moindre sentiment de leurs propres avantages. Celui de leurs serfs qu’ils se sont donné pour intendant les pousse où il lui plaît comme il ferait d’un joug de bœufs. Vous connaissez peut-être Korolef AlexandreVladimirovitch : celui-là est un noble bien conditionné : beau de sa personne, riche, il a étudié dans les universités, et je crois même à l’étranger, où l’on sait le plus de choses ; aussi il parle agréablement, modestement, il nous presse la main à nous autres, gens de peu ou de rien. Vous le connaissez ? Eh bien, écoutez ceci.

Il y à trois semaines, nous nous rendîmes à Bérézovka, ài une assemblée convoquée parNicéphore Illitch, arbitre. M. l’arbit re nous dit : ·· Messieurs, il faut procéder à Parpentage, à la dé l’imitation, au cadastre de notre endroit ; c’est vrajimenl une honte que nous soyons ainsi en arrière de tous les autres ; mettons-nous donc à la besogne. ·· On se mit en devoir de procéder ; au bout d’un quart d’heure, les propos et les querelles commencèrent, et l’on devait s’y attendre. Les contestations se croisaient en tous sens et plusieurs s’escrimèrent en fort mauvaises paroles. Alexandre Vladimir Korolef se tenait assis dans un coin, mordillant les glands de sa canne et de temps en temps branlant la tète. J’avais