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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 79

— Et quel homme était-ce que ce Bauch dont vous avez parlé ? demandai-je après une ou deux minutes de silence. ·.

— Vous avez entendu parler de Milovidka, et non de Bauch ? c’est singulier. G’était le premier veneur de votre grand-père, qui ne l’aimait pas moins qu’il n’aimait son chien. Bauch était un homme terrible, et, quoi que votre ! grand-père lui eût ordonné, fût-ce de courir sur le tranchant d’un couteau, il l’aurait fait à l’instant. Et comme il beuglait l’hallali ! Cfétait comme un cri de la forêt elle-même, et il restait droit comme un pieu sur son cheval. Mais s’il lui venait un caprice, il descendait de cheval et se couchait ; les chiens, cessant alors d’entendre sa voix, tournaient sur eux-mêmes, laissaient refroidir la piste, et, ne la retrouvant plus, ils ne seraient allés en avant pour rien au monde. Et votre grand père de se fâcher. «Je veux être foudroyé si je ne pends ce vancien ! Ie lui ferai sortir les genoux par la bouche et le re- · tournerai comme un manchon. Ah misérable, ah scélérat ! » Et il finissait par envoyer s’informer de ce qu’il avait, de ce qu’il voulait, des raisons de sa conduite. Bauch, en ces occasions, demandait de l’eau-de-vie à-discrétion ; on lui ap ? portait tout ce qu’on en avait pris avec soi ; il buvait quelques bons coups, remontait à cheval, et reprenait l’hallali avec un talent magistral.—

Vous êtes vous-même chasseur, je gagerais, Louka Pétrovitch ? dis-je à Ovcianikof.

—· l’aurais, en effet, beaucoup aimé la chasse dans’ma jeunesse ; mais vous concevez que, dans ma condition, c’est un divertissement hérissé de difficultés. Le bon sens nous commande de nous tenir à distance des seigneurs. Qu’un homme de notre classe, sûrement un ivrogne, un fainéant, se rapproche des nobles.... quel agrément y trouvera-t-il ? il ne fera que se couvrir de honte. On lui donne à monter une rosse qui boite, on lui enlève sa casquette et on la jette à vingt pasdans les roseaux, on donne du fouet à sa monture pour l’atteindre, lui, à la jambe ou sur les mains, et il doit ’ toujours rire et faire rire les autres.... Non, tenez, on a pu dire le contraire, je ne sais, mais moi je dis que, plus on est