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chez son aîné venaient les amiraux, chez le second les généraux, et que le troisième ne recevait que des Anglais. Làdessus il se levait et disait : « Buvons à mon aîné ; c’est le plus respectable ! • et il pleurait. Malheur à qui laissait son verre plein sur la table ! « Toi, lui disait-il, tu veux avoir une balle dans la tête, tu l’auras tout à l’heure ; mais si tu tiens à être mis en terre sainte, raye ça de tes papiers. • Puis il sautait de sa place et criait : « Peuple du bon Dieu, il faut maintenant danser pour votre plaisir et pour le mien ! Et allons donc ! et allons donc, tous ! Et toi, Chauve laid ! et toi, vieux fou ! et toi, Lajaunissel tous, on jvous dit ! » Il a mis sur les dents toutes ses jeunes vassales ; il leur fallait quelquefois chanter à tue-tête toute la nuit en chœur ; celle qui, par un suprême effort, atteignait la note la plus aigue, recevait une récompense ; et quand la fatigue et l’épuisement mettait En à leur sabbat, le maître emboîtait sa mâchoire inférieure dans la main gauche et piaillait douloureusement : « 0 moi, orpheline, orphelinette, ’mon pigeon me laisse seulette, abandonnée à ma douleur.... Les palefreniers, attendris de cette douleur, remontaient à l’instant même les serinettes, et les chants s’élevaient plus fort qu’avant la complainte. Mon père lui avait donné dans l’œil, et cette circonstance aurait certainement mené au tombeau un vieillard déjà tant de fois et si cruellement éprouvé ; mais Komof lui-même, ayant grimpé en état de complète ivresse au haut d’un colombier, en est tombé et ne s’est plus relevé. C’était là, monsieur, un de nos voisins du bon temps.

— Que notre époque est différente de celle-là ’ — Ah oui, sans doute ! repritOvcianikof ; il faut pourtant dire que la noblesse avait infiniment plus d’éclat, même sans y comprendre les velmojes : ceux-là sont hors ligne, je les ai bien vus à Moscou ; on dit qu’à présent c’est là qu’ils se trouvent tous.

— Vous étes donc allé à Moscou ?

— Oui. Il y a longtemps, bien longtemps. l’ai à présent soixante-douze ans, et c’est à seize ans que je suis allé à-Moscou. A 4