Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/91

Cette page n’a pas encore été corrigée

D’UN SEIGNEUR RUSSE. 75

nus. On le mena devant votre perron, sous vos fenêtres, et il fut passé par les verges. Votre grand-père était la, appuyé sur la -balustrade du balcon, et votre g1·and’mère à une fenêtre : tous les deux regardaient. Mon père cria à la dame : ~ Maria Vacilievna, intercédez, jevous prie ; vous, du moins, ayez pitié ! • Elle fit un mouvement vague et regarda d’un autre côté. Ils ont finalement tiré de mon père ’ sa parole qu’il renonçait à son champ, et l’ont obligé à remercier toute Passistance de ce qu’on le relâchait labouré de coups mais vivant. Tel est votre seul titre de propriété sur ce ’ champ d’avoine. Demandez, pour voir, à vos vieux paysans, le nom de ce champ-là ; tous vous répondront : le champ de · · la bastmmadc, nom emprunté au prix même qu’il ·a coûté. ’ Ceci soit dit seulement pour vous démontrer comme quoi les petites gens n’ont pas lieu de beaucoup regretter le passé. ·• Je ne savais que dire àûvcianikof, et n’osais même lever les yeux sur lui. · ·

Il y eut un autre voisin qui vint s’établir vers ce même temps dans le pays. Il s’appelait Stepane Komof. Celui-là ’ a pensé rendre fou mon pauvre père. Ivrogne achevé, il aimait à trinquer en grand, et quand il avait sablé une lampée et avait dit en français : C’e.st bon ! il n’y avait plus qu’à emporter les saints et voiler la madone ’. Il envoyait assez souvent chez tous les voisins, les priant de se-rrend1·e chez lui ; si l’on n’accourait pas, c’est lui alors qui accou- · rait, à trois chevaux, et il y avait du grabuge. C’était-un homme bien étrange : à jeun, il ne mentait jamais ; dès qu’il avait bu et se trouvait en verve, il était à peu près sur qu’il commencerait par vous raconter comme quoi il avait à Saînt-Pétersbourg trois maisons sur la Fontsnka·’: l’une ’ rouge avec un seul tuyau de cheminée, l’autre jaune à deux cheminées et la troisième bleue sans cheminée a.u1 : une ; et trois fils (notez qu’il était garçon), l’un’dans l’infanterie, l’autre dans la cavalerie, le troisième ni à.cheval.ni-à pied. Il ajoutait que chaque fils habitait une de ses maisons, que 1. Les saintes images qui figurent dans les habitations russes. ’ 2. L’un des canaux de la ville. ’