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— Oui, à quelques. égards ; nous avions plus de tranquillité, plus de contentement au cœur ; mais il faut se souvenir j que nous étions jeunes, nous autres du temps passé, et j toujours est-ce en réalité mieux aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, et ce sera bien mieux encore pour vos enfants ou vos neveux.

’ - Eh bien ! savez-vous, Louka Pétrovitch, que je, m’attendais à un éloge sans réserve de votre bon vieux temps ? — Non pas ! J’ai peu à me louer du bon vieux temps. Oserai-je vous citer un fait qui vous fera comprendre quel temps mérite mes préférences ? Vous êtes tout aussi bien seigneur terrier que l’était votre grand-·père ; en bien ! vous ne ’ feriez pas ce qu’il faisait : vous êtes une tout autre génération. Il y a sans doute encore des gens qui nous oppriment, mais c’est que peut-être il n’en saurait être autrement. Ou tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain ; mais non, je ne reverrai pas, Dieu en soit loué, ce que j’ai trop bien vu au temps dema jeunesse., — Quoi donc, par exemple ? ’.

-.l’ai nommé votre grand-père ; c’était un rude voisin, un petit potentat. Vous connaissez, je suppose.... comment ne connaîtriez-vous pas vos terres ? vous connaissez le grand cône de.terrain qui s’étend du champ de Tchapline à celui de Maline ? Vous venez d’y· faire vos avoines.... Eh. bien ! il m’appartient ; tel qu’il est ; il est à moi. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il esta allé chevaucher de ce côté, sïest arrêté au delà de sa limite, a étendu la main et a dit : « Ce terrain est à moi !. » Et de ce moment, sans accord ni ensaisine ment, il a emporté le morceau. Feu mon père, homme droit, probe, mais vif en ces occasions (on ne veut pas être mangé), ne pouvant dompter sa colère, porta plainte en justice. Il n’avait pas été seul dépouillé ; les autres, effrayés, se tinrent tranquilles. On annonça à votre grand-père que Pierre Ovcisnikof venait de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoya ’ sur l’heure chez nous son veneur Bauch, avec sa bande, prendre mon père, qui fut entraîné chez le redoutable sei-, gneur. J’étais alors un tout petit garçon ; je suivis les pieds