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66, MEMOIRES V ·

perçait en lui le gentillâtre et l’habitant des steppes ; on n’échappe jamais entièrement aux influences locales ; mais ce n’en était pas moins un homme honorable. Nous commencions à parler du maréchal de la noblesse du district, sorti du scrutin des dernières élections, quand ’nous entendîmes, près de la porte, Olga nous annonçant que le thé était prêt, et nous regagnâmes le salon. Fédor Mikhéitch se tenait de nouveau dans un coin, entre une porte et une fenêtre, les jambes modestement retirées en dessous et ne dépassant pas les pieds de sa chaise. La mère de Radîlof tricotait son bas. Par les fenêtres ouvertes sur le jardin nous arrivait un air frais, imprégné d’une saveur de pommes. Olga nous versait le thé avec cette grâce de mouvements que ne donne pas toujours la simple habitude. Je l’observai avec plus d’attention que je ne l’avais fait au dîner. Elle parlait très-peu, comme en général toutes les demoiselles des districts ; mais je ne remarquai pas qu’elle fût, comme elles, possédée du désir d’exprimer quelque bonne pensée, étouffée par le cruel sentiment de l’impuissance qui l’empêche de se produire ; je ne la voyais pas soupirer de la surabondance de sensations indicibles ; elle ne roulait pas ses yeux dans leur orbite, elle ne souriait pas vaguement et d’un air de rêverie. Elle regardait devant elle avec calme et assurance, comme une personne qui est en possession d’elle-même après un ’ grand bonheur ou de grandes alarmes. Sa démarche, ses mouvements étaient exempts de toute gaucherie, de tout embarras, de toute contrainte. Telle qu’elle était, elle me $ plaisait beaucoup.

Radîlof et moi nous nous remîmes à converser. Je ne sais plus à quel propos nous fûmes amenés à formuler cette obser-. vation banale et surannée, que parfois les choses véritablement les plus minimes produisent sur les hommes un bien plus grand effet que les choses même les plus importantes. at Oui, dit Radîlof, je l’ai bien éprouvé par moi-même. Vous savez que j’ai été marié ; j’ai été trois ans en ménage avec ma femme et elle est morte en couches. Je pensai sincèrement que je ne lui survivrais pas ; j’étais très-affligé, très-abattu, et je ne pleurais pas ; j’errais comme un fantôme. i