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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 57

ne me tromperas pas, mon ami, tu ne sais point mentir ;. cela est hors de ton pouvoir, et tu le sais bien.—Vous vivrez, Alexandra, je vous guérirai ; nous irons tous deux demander à votre mère sa bénédiction.... Nous serons réunis par des liens sacrés, et nous serons heureux.... -·Non, non, j’ai reçu ta parole, c’était la bonne ; je dois mourir, tu me l’as signifié, tu l’as dit toi-même. » ’

C’était là, monsieur, un coup bien cruel pour moi, bien · cruel’sous une foule de rapports. Voyez un peu, je vous prie, quelles choses étranges peuvent arriver à un homme ! Par exemple, un détail misérable, et pourtant douloureux à qui l’éprouve, Alexandra s’avisa de me demander quel est mon nom•de baptême, et j’ai l’insigne désagrément d’avoir pour nom Trifon. Mon Dieu, oui ! je suis Trifon Ivanovitch. Qu’y fa-ire ?Je répondis d’abord qu’à la maison et dans la ville l’usage était de m’appeler le docteur. Mais comme elle insistait, en disant qu’on est médecin et qu’on a un nom de baptême, il fallut bien lui dire : « Mon nom est Trifon, mademoiselle. » A ce mot, elle fit une petite moue, branla la tête et marmotta je ne sais quoi en français. Ce n’était pas la un bon symptôme. Ensuite elle a ri, et cela ne valait rien non plus. Voilà, monsieur, quelle nuit scabreuse j’ai passée avec ma malade. Le matin, je suis sorti de la chambre fait comme un malheureux incendie ; j’ai pris le thé. Il faisait grand jour quand je suis rentré chez la malade. Dieu du ciel ! elle n’était plus reconnaissable ; on en met dans la bière qui ont bien meilleure mine. Parole d’honneur ! je ne comprends réellement pas comment j’ai pu supporter cette torture. Trois jours encore la patiente a été en agonie intermittente. Quelles nuits surtout !... et quel langage elle me tenait !... La dernière nuit, Iigurez-vous, je suis assis à son chevet, ne demandant à Dieu qu’une chose, de la retirera lui le plus vite possible, et moi avec elle, ... La mère entre dans lacham· » bre.... Il faut savoir que j’avais dit, le soir, à la pauvre femme, qu’il y avait si peu d’espoir, qu’il serait sage de faire venir le prêtre. La malade eut à peine aperçu sa mère, qu’elle lui dit : « Ah ! c’est très à propos que tu es venue en ce moment voir tes enfants. Regarde-nous bien tous les