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limité au pays qu’elle intéressait : mais cette différence ne doit pas être mise à la charge du livre russe, qui est l’œuvre d’un talent tout viril, et qui, n’empruntant rien aux ressorts et aux émotions convenues du roman vulgaire, appartient, selon nous, à un ordre de conceptions plus élevées et plus originales. Ce qui n’en reste pas moins à remarquer, c’est cette apparition simultanée de deux livres conçus dans le même sentiment et s’attaquant aux mêmes problèmes, venus tous deux des points les plus extrêmes de la civilisation, sans que cette coïncidence ait pu être concertée ; c’est que le même courant d’idées ait pu se faire jour à la même heure dans le nouveau monde, et jusque dans le pays où l’on est convenu de voir avec l’Europe le pôle opposé des mœurs et des institutions sociales.

Cependant on se tromperait si l’on cherchait ici un plaidoyer ardent, un réquisitoire en forme contre le servage et les vices de la société russe ; ce serait ne pas avoir une idée exacte du genre d’esprit de M. Ivan Tourghenief et de la direction particulière de son talent. Nous ne sommes que trop accoutumés, chez nous, à cette déclamation sentimentale, qui est le vice de toutes les œuvres d’art de notre époque, qui nous poursuit partout, dans la polémique, dans le roman, au théâtre, en corrompant tous les genres, pour faire de chaque production une sorte de prédication sentencieuse, un cours en règle d’enseignement, et qui finit par imprimer à toute une littérature la teinte uniforme de l’ennui. Le trait distinctif de ce talent, si naturel et si sobre, est de ne laisser jamais paraître l’auteur, et, quoiqu’il soit toujours en scène dans ses peintures, il s’absorbe si complétement dans son œuvre, que le lecteur, resté tout entier à l’illusion qu’elle produit, peut s’attribuer exclusivement les réflexions ou la moralité qu’il en tire. Que cette réserve soit commandée à l’auteur par la considération du milieu social