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’ D’UN SEIGNEUR RUSSE. 53

autre moyen, puis sur un autre encore. Il fouille, il se rue sur ses livres ; il s’arrête à iingt indications contradictoires et les rejette tour à tour.... Il revient à une, à une autre, et cependant le malade se meurt. Une idée ! Un autre médecin le sauverait. « Une consultation, dit-il, il faut ici une consultation, je dois songer à ma responsabilité. » Ah ! quelle mine d’imbécile on a dans ces occasions ! Mais on se fait à la chose. Le malade meurt ; ce n’est pas la faute du médecin, il a procédé dans les règles. Ou bien, une chose cruelle : le médecin voit qu’on a en lui la plus aveugle confiance, et en même temps il sent que la mort est là, tapie derrière le chevet, et qu’il n’y peut rien. Voilà justement le genre de confiance qu’avaient en moi Alexandra et son honnête famille ; en me retenant chez elles, ces dames s’étaient persuadé que le danger de mort était écarté. Je leur avais beaucoup trop facilement fait croire qu’il n’y avait pas sujet de craindre, tandis que moi-même j’avais l’âme en proie à la plus vive anxiété. Pour comble de malheur, il n’y avait plus à s’échapper, le temps était affreux et ma confusion plus nüreuse encore ; le cocher passait sa vie dans l’eau et les boues ; il lui fallait vingt-quatre heures pour aller chercher les médicaments et les apporter, et c’était ainsi chaque jour.

a Ce n’est pas tout, je ne sors plus de la chambre de la ma-’ lade ; aucun moyen de m’arracher de cette chambre ; et qu’est ce que j’y fais ? Je souris ayant le cœur navré’ ; je raconte des anecdotes, je joue aux cartes avec une mourante. Je passe là mes nuits dans un fauteuil ; cela fait tant de plaisirà la mère qu’elle ne cesse de me remercier les larmes aux yeux, et moi je pense : Je mérite bien peu ta reconnaissance, pauvre femme ! Je vous l’avouerai, au reste, et pourquoi vous le ’ cacherais-je après tout ce que j’ai déjà dit ? j’en tenais tout de bon pour ma malade. Alexandra s’était si étrangement attachée à moi.... elle en était venue à ne plus laisser pénétrer personne dans sa chambre ; elle ne voulait près d’elle que moi, toujours moi. Elle se met à me questionner, elle veut savoir bien en détail ou j’ài fait mes études, quel est mon genre de vie, quels sont mes habitudes, les gens de ma