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l D’UN SEIGNEUR RUSSE. 37

moins que quelque bonne âme, en passant, ne donnât au pauvre diable une tranche de pâté aux deux tiers dévorée. Le jour de Pâques tout le monde s’embrasse, et on l’embrassait comme les autres, parce qu’après tout il avait figure d’homme ; mais il ne retroussait pas sa manche graisseuse, il ne retirait pas du fond de sa basque un œuf rouge ; il ne présentait pas avec beaucoup de façons son œuf symbolique aux jeunes maîtres ou à l’illustre dame leur mère. Il se gardait de ces licences, qui n’étaient que l’usage du jour pour tous les autres.

Il vivait l’été dans une grande cage a poulets hors de service et confinée derrière le poulailler ; l’hiver, dans l’entrée du bain villageois ; à l’époque des plus grands froids, il se hissait dans un grenier à toin. On l’avait accoutumé aux signes de répulsion, il recevait même parfois un coup de pied, mais sans qu’il y eût dialogue ; et il semblait en vérité n’avoir de sa vie desserré les dents ni pour demander ni pour se plaindre. Après l’incendie, le pauvre abandonné ne pouvait guère végéter ailleurs que dans les entours des ruines et du clos que s’y était fait le jardinier ’ Mitrophane. Celui-ci ne lui dit pas : « ’I’u vivras chez moi, ·· mais il ne lui dit pas non plus : « Va-t’en. » Au reste, vivre chez le jardinier était bien au-dessus de l’ambition de Stéopouchka ; il se contentait de n’être pas rembarré dans le clos et repoussé. Il opérait ses mouvements et ses déplacements sans être entendu ni aperçu de personne ; il éternuait et toussait dans sa main, et cela d’un air très-eiïrayé. Très-actif en réalité, il allait et venait sans nul bruit, comme la fourmi, pour avoir à manger, seulement à manger. et en eiïet, si mon Stéopouchka n’eût point été occupé depuis le matin jusqu’à la nuit close de sa nourriture, il mourait de faim, positivement. Un jour on le voit assis sous une palissade, dévorant une rave, suçant et grignotant une carotte, ou bien mettant en menus morceaux un chou de rebut, qui se trouve à côté de lui ; d’autres fois il geint sourdement en traînant un seau d’eau, allume du feu sous un pot, tire de sa poitrine on ne sait quoi de noirâtre et le jette dans la gamelle. Tantôt dans son recoin il remue quelque objet en bois,