Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/52

Cette page n’a pas encore été corrigée

36 MÉMOIRES

et parfois aussi, en passant, je lui achetais des concombres, qui, Dieu sait pourquoi, se distinguaient chez lui, même en été, par leur grosseur, par leur suc aqueux, par leur tégument épais et jaunâtre. C’est chez lui que j’avais vu Stéopouchka L Tout homme à une position quelconque dans la société humaine, et quelques relations ; à tout serviteur on donne des gages, on assigne du moins quelques sous pour ses besoins. Stépan ne recevait rien de personne, n’était parent ni allié de personne, et personne ne semblait avoir à s’inquiéter de ses moyens d’existence. Cet homme n’avait pas même un passé à lui ; on ne parlait point de Stépan, je crois vraiment qu’il n’avait pas été compris dans le recensement. Un de mes paysans a cru se souvenir d’avoir ouï dire vaguement que Stépan avait été en un certain temps valet de chambre de quelqu’un qu’on ne nommait pas, sans qu’on pût expliquer ni quelle était son extraction, ni comment il était tombé parmi les sujets du seigneur de Choumîkhino, ni par quels moyens il s’était procuré le surtout de moukhoîar qu’on lui voyait de temps immémorial sur les épaules. Il y avait dans le village un vieillard centenaire, communément inabordable et fort silencieux ; j’allai à lui, sachant qu’il connaissait la généalogie de chaque ligne ascendante de toute la tribu des gens de la cour de son maître, jusqu’à la quatrième génération, et tout ce qu’il put se rappeler c’est que Stépan avait dû naître d’une femme turque, que son feu maître, le brigadier’Alexis Romanitch, avait amenée dans ses bagages.

Les jours de grande fête, ces jours de libéralité seigneuriale etde bombance, de pâtés au gruau et d’eau-de-vie aux herbes, ’ces jours où l’antique usage voulait que tous les visages fussent épanouis de contentement, ces jours-là même, Stéopouchka ne paraissait point autour des grandes tables et des tonneaux montés sur chevalet ; il n’osait ni saluer les distributeurs, ni approcher de la main du seigneur en buvant. tout d’un trait, à sa santé et à sa gloire, un verre rempli par I monsieur l’intendant ; il n’aspirait à rien et n’avait’rien, à I. Diminutif de Stépan ou Étienne.

2. Grade militaire intermédiaire entre ceux de colonel et de général ; il a été supprimé.