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des mers ; sous la couche de feuilles mortes de l’automne dernier, saillissent çà et là des herbes d’autant plus hautes qu’il leur a été plus difficile de se faire jour ; à part sont les groupes de champignons, qui ont l’air de délibérer en famille sous l’abri de leurs grands chapeaux. Un écureuil s’élance, et mon chien court après lui… mais pendant qu’il aboie et tâche de l’atteindre, le rongeur, en cinq secondes, est à la cime d’un pin, et debout se gratte le museau.

Et que cette même forêt est belle encore, à la fin de l’automne, lors du passage des bécasses ! La bécassine ne s’arrête jamais dans l’épaisseur du fourré, c’est à la lisière du bois qu’il faut l’aller chercher. Il n’y a pas de vent, mais il n’y a pas non plus de soleil, de clarté, d’ombre, de mouvement ni de bruit ; dans l’atmosphère moelleuse est répandu le parfum particulier de l’automne, qui rappelle la senteur du vin ; une vapeur déliée s’élève au-dessus des champs qu’on aperçoit dans le lointain. À travers le grillage fantastique des branches dépouillées, apparaît le blanc mat d’un ciel immobile ; çà et là sur les tilleuls pendent sans consistance les dernières feuilles dorées par les gelées blanches du matin. Le sol humecté est devenu élastique sous le pied ; les hautes herbes desséchées ne font pas un mouvement, et de longs fils d’une finesse extrême couvrent les pâles gazons d’un filet brillant.

La poitrine respire tranquillement, mais l’âme n’est pas sans trouble. Vous longez la lisière du bois en paraissant regarder attentivement votre chien, mais vos images favorites, les personnes aimées, les unes déjà mortes, les autres encore vivantes vous reviennent en mémoire ; des impressions depuis longtemps endormies se réveillent à l’improviste, votre imagination voltige ou se berce comme l’oiseau, et mille objets en un quart d’heure ont surgi devant vous. Votre cœur tantôt bat plein d’émoi et s’élance avec passion dans l’avenir rêvé, tantôt recule et se laisse tomber dans l’abîme de souvenirs plus ou moins riants, plus ou moins importuns. Et cette rêverie, cet état mélancolique de l’âme a de la douceur, même quand il vient s’y mêler de l’amertume.