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du ciel blanchit en s’éclaircissant peu à peu… Que serait-ce ? de la fumée, un commencement d’incendie ? Non, c’est la lune qui va s’élever sur l’horizon. Et là-bas, à droite, déjà un village est signalé par quelques faibles lumières… Vous voyez enfin devant vous votre chaumière. À travers la vitre, vous apercevez la table couverte d’une nappe blanche ; sur cette table brille une chandelle allumée, et le souper…


III.


Vous faites atteler la bégovaïa drochka[1], et vous allez au bois chasser la gélinotte.

Il est agréable de rouler dans un sentier étroit, entre deux murailles de hauts seigles. Les épis vous battent sans violence les aisselles et le visage, les bleuets s’accrochent à vos pieds, les cailles font entendre à chaque instant leur étrange cri parlé, et votre cheval chemine au petit trot. Voici le bois ; le bois, c’est l’ombre et le calme. Les hauts trembles grelottent à leurs cimes, tandis que les longues branches pendantes des bouleaux bougent à peine ; le chêne vigoureux se dresse fier et sévère à côté de l’élégant tilleul. Vous roulez dans les circuits d’un sentier gazonneux, tout tigré d’ombre et de lumière. De grosses mouches jaunes pendent immobiles dans l’air doré, et tout à coup disparaissent d’un coup d’aile ; les moucherons tourbillonnent avec ordre et en colonne, lumineux dans l’ombre, bruns au soleil ; les oiseaux gazouillent en paix.

Prêtez l’oreille : la voix métallique de la fauvette interprète mélodieusement la jovialité insouciante et babillarde qui est son naturel, et sa légèreté s’accorde bien avec le parfum du muguet. Loin, très-loin dans la forêt, là où le fourré est épais et sourd, un calme indéfinissable descend dans l'âme, et tout ce qui vous environne est doux et paisible. Le vent pourtant s’est élevé, et les cimes se sont toutes penchées les unes sur les autres comme les vagues sur l’abîme

  1. Bancelle sur quatre roues déjà décrite plusieurs fois.