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Est-ce un nuage qui s’avance ! Une grande lueur phosphorescente m’a répondu : c’est un ouragan qui se forme. Le soleil brille encore de toute sa clarté ; on peut continuer à chasser.

Cependant le nuage s’agrandit toujours… il est multiple, c’est une armée, une horde qui a des ailes, une avant-garde ; la partie la plus avancée se suspend en voûte. Gazons, buissons, plaines, monticules, tout s’est couvert en un moment d’un voile d’obscurité. Vite, vite, il me semble apercevoir un hangar à foin… leste, gagnons cet abri… Ouf ! m’y voici… Quelle averse aussitôt ! c’est le ciel qui se fond en eau ; et quels éclairs vifs et précipités ! en quelques parties du chaume l’eau s’est fait jour, tombant sur le foin parfumé. L’orage est dissipé, vous sortez de votre agreste asile d’un moment… Grand Dieu ! comme tout brille joyeusement autour de vous ! que l’air est frais et onctueux ! comme son haleine respire en les confondant les salubres senteurs du genièvre, du champignon, de l’aubépine et du fraisier.

Le soir approche. Le couchant figure un incendie, l’incendie de tout un quart du firmament. Voilà le soleil posé sur l’horizon. L’air dont vous êtes environné est d’une transparence cristalline ; dans le lointain rampe une moelleuse vapeur d’un ton chaud ; avec la rosée tombe un reflet vermeil sur ces plaines qui tout récemment étaient inondées d’or liquide ; des arbres, des bocages, de hautes meules de foin s’élancent des ombres prolongées… Le soleil va rentrer ses derniers rayons ; l’étoile du soir s’est allumée, elle scintille vivement dans l’océan igné du couchant… Le couchant pâlit ; au-dessus tout est bleu ; les ombres des objets saillants s’effacent ; l’air se voile de ténèbres naissantes. Il est temps de se remettre en route pour regagner la maison, ou pour atteindre soit un village, soit une chaumière isolée où vous puissiez passer la nuit. Le fusil sur l’épaule, vous marchez d’un bon pas, fussiez-vous fatigué… La nuit s’avance si rapidement que déjà, à vingt pas devant vous, vous ne distinguez plus rien avec certitude ; votre propre chien, à cette distance, vous fait l’effet d’un cheval trottinant quarante pas plus loin.

Au-dessus d’un taillis dessiné en noir, une petite partie