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brille de teintes rosées au soleil ; il fait encore frais, et déjà vous sentez l’approche de la chaleur ; la tête est presque saisie de vertige par suite de l’exubérance des senteurs.

Le taillis est interminable. À travers les éclaircies, çà et là, au loin, on voit, il est vrai, comme un lac de seigles jaunissants, comme un canal de sarrasin rougeâtre. Un chariot roule et se fait entendre ; c’est un paysan qui vient, se hâtant lentement, mettre son cheval en station à l’ombre… Vous avez échangé un salut et vous vous êtes croisés ; vous entendez à vingt pas de vous le son sifilant de la faux. Le soleil monte, il est déjà haut. Le foin sèche sous la fourche des faneuses. Il fait chaud, trop chaud. Une heure se passe, une autre heure… Le ciel se rembrunit à ses extrémités ; l’air immobile concentre des ardeurs embrasantes.

« Frère, où peut-on se désaltérer ? demandez-vous à un faucheur.

— Dans le ravin, là-bas à gauche, vous trouverez une source, » répond le villageois.

Vous gagnez les premiers massifs d’une fraîche coudraie, et, à travers des herbes longues et enlaçantes, vous descendez jusqu’au fond du ravin. En effet, sous un escarpement pittoresque est à demi-cachée une source au-dessus de laquelle quelques jeunes chênes contrefaits, mais très-verts, penchent avidement l’extrémité de leurs branches inférieures. De grosses bulles argentines s’élèvent du fond de la source à la surface de la fontaine, s’y livrent un combat où toutes périssent dans une lutte qui n’a point de cesse, sans que ce trouble empêche d’apercevoir un fond tapissé d’une mousse veloutée, que n’atteignent pas les rigueurs de l’hiver. Vous vous jetez contre terre ; vous vous êtes désaltéré, mais un sentiment de douce langueur s’empare de vos sens. Vous êtes plongé dans l’ombre, vous respirez une fraîcheur aromatique ; vous êtes bien sous cet abri, tout près duquel vous voyez les arbustes griller et jaunir.

Mais qu’est-ce ? que se passe-t-il ? Le vent accourt et bondit soudain, l’air a frémi : ne se prépare-t-il pas un orage ? Vous sortez du ravin… Quelles sont donc ces zones qui se sont formées à l’horizon ? Est-ce la chaleur qui s’épaissit ?