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I.


Vous voici déjà sur votre perron. Sur un ciel gris sombre, çà et là cillent les étoiles ; un moite courant d’air passe onduleux, et pour ainsi dire en légère houle ; on entend les vagues et discrets murmures de la nuit ; les arbres silencieux paraissent enveloppés et chargés de ténèbres. On dispose le tapis pelucheux sur la télègue ; on met à ses pieds la boîte à thé et le samovar. Les deux chevaux de volée se courbent, secouent la tête, agitent la queue et la crinière, piétinent avec élégance ; une couple d’oies blanches, à peine éveillées, traversent silencieusement la route. Dans le jardin, au pied même de la palissade qui le sépare de la cour, dort bien paisiblement le garde de nuit ; il n’est pas un son qui, dans l’air refroidi, ne reste comme suspendu et prolongé.

Vous prenez place ; les chevaux sont partis avec un ensemble parfait ; vous roulez, roulez à grand bruit, vous avez dépassé l’église, vous descendez la montée, vous prenez à droite… Vous voici sur la digue ; à peine s’élèvent quelques vapeurs blanchâtres de la surface de l’étang. Vous éprouvez un petit saisissement de froid, vous remontez sur votre figure le collet de votre manteau ; vous passez à un état de légère somnolence. Les chevaux piaffent bruyamment dans les flaches ; le cocher siffle. Mais voilà que vous avez franchi quatre kilomètres… L’extrémité de l’horizon rougit ; les corneilles s’éveillent sur les bouleaux et vont lourdement, voletant d’une branche sur l’autre ; les moineaux babillent autour des meules fortement ombrées. L’air s’éclaircit, la route est plus distincte, le ciel s’imprègne de clarté, les nuées blanchissent, les champs verdoient. Dans les cabanes, les loutchines brûlent d’une lueur rougeâtre ; dans les cours charretières se font entendre des voix somnolentes.

Cependant l’aurore s’avance ; déjà des zones dorées s’étendent comme pour indiquer les rives de l’orient ; dans tous les ravins s’enroulent des vapeurs ; les alouettes chantent à plein gosier ; le vent qui suit l’aube, accompagne l’aurore et