Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rait pu nous reconnaître : nous causions en jouant comme de véritables écoliers. Marie nous surpassait tous en franche gaieté. Tchertapkhanof la dévorait des yeux. J’observai qu’elle avait pâli ; ses narines s’étaient élargies, son regard jetait des feux et des ombres en même temps. La sauvage avait surgi dans la femme. Nédopeouskine canetait autour d’elle ; Vennzor même, sortant de dessous le banc de l’antichambre, vint sur le seuil nous regarder, se mettre en cadence et aboyer d’émotion.

Tout à coup, cédant comme à une inspiration subite, Marie se jeta brusquement dans la chambre voisine et rentra aussitôt sa guitare à la main : elle se débarrassa de son châle, s’assit d’un air résolu, redressa la tête, et entonna avec passion un chant bohémien. Sa voix résonnait, vibrait comme un timbre de pur cristal frappé d’un léger marteau d’acier pur ; elle éclatait tout à coup, et s’évanouissait dans l’espace… en laissant dans le cœur le plus voluptueux saisissement. Aï jghi, govori ; aï jghi[1] !

Tchertapkhanof se mit en danse ; Nédopeouskine piétinait, piaffait comme s’il eût foulé la vendange. Marie, électrisée, pétillait de toute sa personne comme une botte de sarments secs jetés sur un brasier ardent : ses doigts effilés couraient, fuyaient, volaient sur la guitare, sa gorge se soulevait lentement sous le double rang de son collier d’ambre. Tantôt, à l’improviste, elle faisait une pause, puis elle semblait céder à l’épuisement, et ne plus pincer la corde que mécaniquement et malgré elle : alors Tchertapkhanof s’arrêtait ; seulement il haussait une épaule, puis l’autre, et piétinait sur place ; Nédopeouskine cependant branlait la tête comme un magot de porcelaine. Tantôt elle partait de nouveau, de toute la fougue de sa voix, redressait sa taille, et donnait à son sein une merveilleuse saillie ; et Tchertapkhanof descendait, descendait jusqu’à terre comme attiré de dessous dans une chausse-trape, puis s’élançait d’un bond jusqu’au plafond, et ensuite tournait comme un fuseau, et s’écriait : « Jivo[2] !… »

  1. Allons, parle, va… Exclamations qui servent de ritournelles ou de reprises aux chants des Bohémiens, et de provocation à la danse.
  2. Jivo, cri de joie folle et de surexcitation : vite, vite, vite.