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voit Vennzor, et voilà comment on le traite !… que va penser l’étranger !

La porte de la chambre contiguë fut ouverte avec discrétion, et M. Nédopeouskine parut en s’inclinant et en souriant de l’air le plus agréable. Je me levai et le saluai.

« Ne vous dérangez pas, je vous en supplie, » me dit-il.

Nous nous assîmes à deux pas l’un de l’autre. Tchertapkhanof passa dans une des chambres attenantes.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes dans notre Palestine ? dit Nédopeouskine d’une voix moelleuse, après avoir gentiment toussé dans le creux de sa main en tenant le bout de ses doigts contre sa lèvre supérieure.

— Il y a un peu plus d’un mois.

— Ah, bravo ! » fit-il. Et nous gardâmes le silence… Puis il reprit : « Il fait bien beau aujourd’hui… » Là-dessus il me regarda comme s’il me savait un gré infini de la beauté de cette journée ; il ajouta : « Les céréales prospèrent… c’est une bénédiction. » Nouveau sourire, nouveau regard de profonde gratitude, nouveau silence… Il ajouta : « Pantéléi Éréméitch a eu hier l’extrême gentillesse de traquer deux lièvres… dame, ce n’a pas été sans peine, c’est vrai… mais quels lièvres, quels lièvres !… superbes ! je vous assure.

— Est-ce que M. Tchertapkhanof a de bons chiens ?

— Des chiens admirables ! répondit avec ardeur M. Nédopeouskine, enchanté de saisir une ombre de sujet de conversation ; on peut bien dire les meilleurs chiens du gouvernement. (Mon interlocuteur avança sa chaise.) Ah ! c’est que… Pantéléi Éréméitch est un homme… oh ! un homme, voyez-vous… quand il veut quelque chose, ho, ho ! il pense seulement… ou regarde, c’est fait… chez lui, ça bout… ça brûle… trrrrrr ! ! Voilà comme il est, Pantéléi Éréméitch. Ah ! je vous dirai… »

Tchertapkhanof rentra dans la chambre. Nédopeouskine sourit, se tut, me montra son ami d’un regard tout humide de jubilation, qui disait mieux que des paroles : « Voyez-le voyez-le ; est-ce que cet homme-là peut avoir son second sur la terre ! »

Nous nous mîmes tous trois à parler chasse. « Voulez-