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qui, au rebours, dit tout d’une haleine et sans bégayer le moins du monde :

— Et à lui, à lui ! demande-lui aussi pardon !

— Je vous demande pardon aussi à vous, » ajouta Stoppel s’adressant à Nédopeouskine, qui était si effrayé qu’il aurait volontiers quitté et l’assemblée, et le district, et l’héritage.

Tchertapkhanof se calma comme par enchantement ; il alla droit à Fikhon Ivanytch, le prit par la main, regarda audacieusement à l’entour, et ne rencontrant pas un seul regard sur ces figures consternées, sortit triomphalement, au milieu d’un silence profond, de cette salle tout à l’heure si orageuse, et fit marcher à ses côtés le nouveau seigneur et maître de Bezcélendéef, prés, bois, champs et bâtiments relevant de ce domaine, purgés de toute dette et charge ou hypothèque.

Depuis ce jour de grandes émotions, ces deux hommes ne se quittèrent plus (Bezcélendéef était à deux petites heures de Bezçonovo). La reconnaissance de Nédopeouskine ne tarda guère à tourner en une espèce d’ardente dévotion. Faible, mou, vulgaire, sujet à toutes les défaillances du cœur et de l’esprit, Fikhon se prosternait contre terre devant l’intrépide et généreuse nature de Pantéléï. « Est-ce peu de chose ? pensait-il quelquefois en lui-même ; est-ce peu de chose de le voir parler au gouverneur, au gouverneur même, en personne, face à face, sans baisser les yeux ?… Ah ! Seigneur Dieu ! face à face ; songez donc… avec le gouverneur, face à face ! »

L’admiration de Fikhon pour Pantéléï allait jusqu’à la monomanie : il le savait franc du collier et brave à tous crins, désintéressé toujours ; il faisait, en outre, de son héros un esprit extraordinaire, un philosophe, un érudit, un génie, un soleil d’intelligence. À vrai dire, quelque misérable qu’eût été l’éducation de Tchertapkhanof, toujours est-il que, comparée à celle de Fikhon, elle pouvait paraître fort brillante à cet homme agreste. Tchertapkhanof lisait fort peu le russe et en français il n’était pas fort… si peu fort qu’un jour, à la question que lui adressa un précepteur