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à un de ses voisins (la prudence est toujours et partout une bonne chose) :

« Quel est cet homme, je vous prie ?

— C’est Tchertapkhanof, un pas grand’chose, fut-il répondu à l’oreille de Stoppel, qui, voyant ses conjectures confirmées, prit une figure singulièrement hautaine.

« Ah ça ! nous avons donc ici un grand maître des cérémonies, un ordonnateur général ? dit-il en prononçant du nez et en fermant à demi les yeux. Avec votre permission, quelle sorte d’oiseau pourriez-vous bien être ? »

Tchertapkhanof partit comme une bombe ; la rage lui ôta un moment la respiration, puis il éclata :

« Dz dz dz dz, siffla-t-il… et, comme un tonnerre, il vociféra : Qui je suis ? qui je suis ? Je suis Pantéleï Tchertapkhanof, noble, et noble de la plus vieille noblesse, entends-tu ? Mon trisaïeul a été au siège de Kazan, sous le Terrible[1]… Et toi, toi ? j’espère bien que tu es noble ! hein ? »

Rostislaf Adamytch pâlit. (ces choses-là émeuvent toujours), il recula, recula… C’est que cet orage avait éclaté si vite et en dehors de toute prévision !

« Ah ! je suis un oiseau ! moi, un oiseau… é é é ! »

Tchertapkhanof bondit en avant ; Stoppel ne bondit pas moins, mais en arrière. Les assistants se précipitèrent au-devant du gentilhomme furieux.

« Des pistolets, vite, vite, des pistolets ! ha !… il y a ici deux fusils… trois pas de distance, ou une longueur de mouchoir, et l’épée ! tout ce qu’il voudra ! criait Pantéleï exaspéré. Ou bien, écoute, demande-moi pardon, et à lui, à ce pauvre homme aussi !

— Demandez, demandez-lui pardon, murmuraient autour de Stoppel les héritiers avec une grande inquiétude : c’est un fou, un fou furieux ; il est très-capable de vous égorger, voyez-vous.

— Pardon, eh bien ! pardon, monsieur ; je ne… savais pas… marmotta en bégayant Stoppel à Tchertapkhanof

  1. Le tzar Ivan IV, surnommé le Terrible.