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Dieu sait ce qu’il en aurait été de l’infortuné, si le dernier de ses bienfaiteurs, un rustre qui s’était enrichi dans les fermes, n’avait pas eu l’idée, dans une boutade qui lui prit en dressant son testament, d’inscrire ce legs inattendu : « Je donne à Zézé (lisez Fikhon) Nédopeouskine, en toute propriété, tant pour lui sa vie durant que pour les siens après lui, purgé de toutes charges et hypothèques, mon village de Bezeélendéefka et toutes les pièces de terre, prés, champs et bois qui en dépendent. » Quelques jours après avoir régularisé cet acte, l’honnête testateur, qui relevait à peine d’une grave maladie, eut un coup d’apoplexie foudroyante à la suite d’une admirable soupe aux sterlets. Cris, tumulte, vacarme, préludaient aux désordres ; mais la justice tomba là comme la grêle, et les scellés furent apposés dans les formes. On fit bonne garde ; quinze ou vingt jours s’écoulèrent, et les parents du défunt accoururent ; on fit l’ouverture du testament, on lut ; on manda Nédopeouskine. Nédopeouskine parut.

La plupart des personnes dont se composait l’assemblée savaient quelles fonctions remplissait Fikhon auprès du défunt. D’assourdissantes exclamations et les railleuses félicitations des autres légataires l’accueillirent à chaque pas qu’il fit dans la salle.

« Seigneur terrier, messieurs ! voici, voici le nouveau seigneur terrier ! ma foi ! un bien gentil seigneur !

— Oui, oui, reprit un fameux diseur de bons mots de la troupe famélique. Eh ! comment donc !… monsieur est ma foi bien… oui, vous savez ce qu’il est ?… justement, justement… c’est vraiment bien… un… un héritier ! »

Et là-dessus, rire olympien.

Nédopeouskine refusait de croire à tant de bonheur. On lui montra l’article… Il rougit, cligna de l’œil, ouvrit la bouche en écartant les doigts, et sanglota tout du haut du gosier. À ces démonstrations les rires de l’assemblée se changèrent tout à coup en un gros rugissement compact, dont les vitres tremblèrent et tintèrent comme en un jour d’ouragan. Le village légué à Fikhon n’était, après tout, qu’une propriété de vingt-deux âmes chrétiennes : il n’y avait là