Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pareille surprise ; aussi Pantéléï, d’enfant et d’adolescent impétueux qu’il avait été, passa-t-il, en quelques semaines, à l’état d’homme fougueux et redoutable. Il avait été honnête, généreux, bon, affectueux, quoique pétulant et fantasque ; il devint un orgueilleux, un sauvage ; il renonça à toute relation suivie avec ses voisins, rougissant des riches et méprisant les pauvres, les insultant tous et bravant avec une audace inouïe les autorités constituées. « Je ne suis pas de noblesse, ni même de gentilhommerie, mais de grandesse, qu’on le sache bien ! » lui arrivait-il de dire dans ses boutades.

Un jour il ne tint à rien qu’il ne tuât d’un coup de fusil un préposé de police qui, probablement par trouble et par distraction, était entré chez lui la casquette sur la tête. Il va sans dire que les autorités locales, de leur côté, manquaient bien rarement une occasion de signaler à ses dépens leur zèle pour l’ordre public. Cependant on le craignait et beaucoup, parce qu’il avait très-mauvaise tête, et qu’à la première parole qui lui semblait dissonante, il proposait à son homme un combat à mort au couteau. À la moindre objection, on voyait son œil s’égarer et sa voix s’éteignait : « A va va va va bva a a, balbutiait-il, je donne ma tê ê ête à couper si i i…  ! » et il n’y avait plus moyen de le ramener.

C’était d’ailleurs un galant homme, qu’on ne voyait mêlé dans aucun tripotage. Il va sans dire qu’on n’avait garde de le fréquenter, mais il avait au demeurant une âme sensible et généreuse à sa manière. Il était hors d’état de voir, sans éclater, qu’on insultât, qu’on lésât ou qu’on opprimât qui que ce fût en sa présence ; une tigresse n’est pas plus ardente à protéger ses petits qu’il ne l’était à défendre ses paysans. « Quoi ! criait-il en se donnant à lui-même un furieux coup de poing à la tête, on ose toucher des gens à moi… eh bien ! que je ne sois pas Tchertapkhanof si je n’assomme le téméraire !… »

Fikhon Ivanytch Nédopeouskine ne pouvait pas, comme Tchertapkhanof, s’enorgueillir de son origine ; son père, issu d’une famille appartenant à la caste déclassée des odnodvortsis, n’avait acquis la noblesse héréditaire qu’au prix de