Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/392

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son meilleur chien avait été tué par la chute d’un arbre. Au reste, les soins que Vacilissa Vacilievna donnait à l’éducation du jeune Pantéléï se bornaient à faire des vœux ardents pour qu’un arrangement qu’elle avait imaginé pût se maintenir pendant la durée nécessaire.

À force d’expédients plus ou moins pénibles, la bonne dame avait eu l’idée de préposer au gouvernement de son fils chéri un ancien soldat alsacien, du nom de Birkoft. Jusqu’à sa mort la pauvre femme trembla devant cet homme, rude comme son ancien état : car, pensait-elle, « s’il prend congé de nous, je suis perdue ; que ferai-je, malheureuse ? où trouverai-je un autre instituteur ? c’est déjà avec tant de peine que je suis parvenue à soutirer celui-ci de chez ma voisine de là-bas ! » Et Birkoft, en finaud qu’il était, profita de la parfaite indépendance de sa position ; il se mit à boire des spiritueux pour se procurer un bon sommeil, et à dormir tout le reste de son temps pour cuver les spiritueux : c’était là à peu près toute son occupation journalière, et cette uniformité ne lui déplaisait point. Quand l’élève eut près de dix-huit ans, son cours de sciences et de belles-lettres se trouva merveilleusement terminé ; il entra au service. La dame n’était plus de ce monde ; elle était morte quelques mois avant ce grave événement, d’une horrible peur qu’elle avait eue pendant son sommeil ; elle avait vu en songe un homme blanc comme la neige à califourchon sur un ours noir. Eréméï Loukitch mourut neuf mois après sa femme, trois mois après le départ de son héritier pour je ne sais quelle ville de garnison.

Pantéléï, à la première nouvelle de la maladie de son père, parvint à obtenir un congé, et accourut d’un train d’estafette ; malgré toute sa diligence, qu’activait encore le profond dégoût qu’il avait pris pour la vie militaire, il retrouva, au lieu de son père, un cadavre. Mais quelle ne fut pas la consternation de ce fils aimant et respectueux, quand tout à coup, vingt jours après les funérailles, il se vit presque réduit à la mendicité, après s’être estimé de fondation, et jusqu’à l’heure même de sa découverte, un jeune seigneur opulent ? Il y a bien peu de gens capables de soutenir sans broncher le choc terrible d’une