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apprirent l’article ; le seigneur eut alors l’idée que peut-être ils ne le comprenaient pas très-bien, mais l’intendant leur fit esquiver l’examen en se portant garant de leur intelligence. Vers ce même temps Eréméï Loukitch, en vue de l’ordre et de l’entente économique, ordonna que chacun de ses sujets fût numéroté, et eût pour cela un collet un peu montant sur lequel serait cousu le numéro fait en drap rouge à l’emporte pièce. Toutes les fois qu’un paysan rencontrait son maître, il lui criait : « no 5 ! ou no 21 ! ou no 74 ! » et le seigneur lui répondait : « Va ton chemin, enfant de Dieu ; »

Malgré ce grand ordre et toute cette entente économique, Eréméï Loukitch tomba peu à peu dans une situation des plus embarrassées ; il avait engagé ses villages les plus épars, mais il dut en venir à les aliéner tout à fait. Le dernier nid héréditaire, le village où s’élevait avec assez de majesté la grande ruine du temple mort-né, fut mis en vente par la couronne, heureusement après le décès du bon Eréméï Loukitch, qui n’aurait pas supporté un coup si terrible porté à son noble orgueil. Du moins il était mort chez lui, dans son lit, dans le vieux manoir, entouré de manants à lui appartenants et sous l’œil de son médecin. Il ne resta, hélas ! à l’unique fils et héritier du nom, au pauvre Pantéléï, que le seul Bezsonovo…

Pantéléï était au service, et dans tout le feu du désagrément dont nous avons fait mention, quand il eut connaissance de la dernière maladie de son père. Il venait d’entrer dans sa dix-neuvième année. Depuis sa première enfance jusqu’à son apparition encore toute récente à son régiment, il avait été élevé dans la maison paternelle sous la direction de sa mère, femme très-bonne, mais non moins sotte que bonne, et il avait grandi impétueux, têtu, capricieux, enfant gâté, enfant terrible. Eréméï Loukitch, entièrement absorbé dans ses études et ses expériences économiques, ne trouvait pas le temps de seconder sa femme dans l’éducation de son héritier. À chacun sa tâche pour bien faire. Un jour pourtant, s’étant aperçu de l’obstination de l’enfant à prononcer ar la lettre r, il lui infligea de sa propre main une correction. Eréméï Loukitch avait eu ce jour-là une immense affliction :