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une partie de la nef ; il fit déblayer et recommencer, et de nouveau la coupole s’écroula. Le nombre trois est divin ; il s’y prit une troisième fois… et une troisième fois la coupole tomba tout d’une masse avec un bruit terrible, et de longues fissures, semblables aux carreaux de la foudre, apparurent en différentes parties des murs. À ce coup, notre Eréméï Loukitch réfléchit, et voici ce qui sortit de ses réflexions : « C’est, pensa-t-il, une chose assez claire, la sorcellerie s’en est mêlée, et du moment qu’on a jeté un sort… » Et tout à coup il fit passer par la rude épreuve des verges toutes les vieilles femmes du village. À la bonne heure ; mais, tout bien considéré, si on ne bâtit pas le temple, le village posséda une belle ruine sans autre tradition qu’un plan de la coupole ensorcelée et le procès-verbal admirable de brièveté du châtiment des sorcières.

Eréméï Loukitch, délivré de ce soin, put alors se livrer tout entier à un autre projet favori, celui de construire sur un nouveau plan les chaumières de ses paysans ; ces choses-là ne se font pas sans une assez forte dépense, mais l’entente économique ne recule pas devant un sacrifice momentané. Trois enclos triangulaires, réunis en un grand triangle, avaient un point central, du milieu duquel s’élevait un mât ; sur ce mât était une loge aérienne pour un peuple entier d’étourneaux, et au-dessus de cette loge, une flamme… Bref, il n’y avait pas de jour qu’il n’inventât quelque procédé économique : tantôt il était de cuisine, expérimentant l’idée d’un pain bien étrange ou d’une soupe horripilante ; tantôt il retranchait aux chevaux le meuble inutile et pesant de leurs queues, et, du crin qui résultait de cette tonte, il faisait des casquettes à son nombreux domestique. Une autre fois il se disposait à remplacer le lin par les filaments de l’ortie, et à démontrer qu’on peut nourrir les pourceaux de champignons pendant deux bons tiers de l’année. Un jour il lut dans un journal de Moscou un grave article d’un seigneur terrier Khriagof, du gouvernement de Kharkof, sur les avantages d’une bonne moralité dans les habitants des campagnes ; le lendemain, il décréta que ses paysans apprendraient par cœur cet écrit, sans que nul pût s’en dispenser. Les paysans