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” D’UN SEIGNEUR RUSSE. 4 23

vait enfermé dans des greniers, des caves et des remises ; plus d’une fois il avait été privé de son fusil ; plus d’une fois on l’avait mis à la porte dénué de ses habillements les plus indispensables ; plus d’une fois on l’avait battu, on l’avait roué de coups, on avait éreinté et enfermé son chien pour l’en priver.... et toujours il était revenu sur les terres et dans ’ les cours de son maître ayant des habits sur le corps, un fusil sous le bras et son chien sur ses talons. On ne pouvait le donner pour un plaisant, quoiqu’il fùt presque toujours d’assez bonne humeur ; il faisait en général l’eil’et d’un braque. Il aimait à trinquer avec d’hom1êtes rencontres de bouchon, mais il y consacrait peu de temps ; il se levait, payait et partait.

Où diable vas-tu ? Il fait nuit noire.

— A Tchaplino.

—Quel besoin de te traîner à cette heure à Tchaplino, qui est à dix bonnes verstes ? ·,

— Je vais coucher chez le paysan Sophron. ’ — Dors ici, tu es tout porté.

— Non, je coucherai à Tchaplino. ·

Et le voilà parti, cheminant dans l’obscurité à travers —les taillis et les flaques d’eau ; il arrive, et trouve le paysan Sophron peu disposé à le laisser pénétrer dans sa cour, et même prompt à lui administrer quelques vigoureuses gourmandes en lui criant : « Reviens déranger les honnêtes gens de leur sommeil ! »

Toutes ces légères ombres ne pouvaient que faire ressortir ce qui chez lui était à son avantage, son habileté à se faire une cargaison de beau poisson vif en plaine lors des débordements printaniers, son art de prendre les écrevisses, le don spécial qu’il avait de flairer le gibier, d’attirer la caille, de tromper l’autour, de faire rafle d’alouettes, de prendre y des rossignols au moyen d’une imitation remarquable des plus joyeux passages de leur partition. Cependant un talent lui manquait : celui de dresser les chiens ; il était trop impatient de sa nature. Il était marié, et chaque semaine il avait l’attention de faire à sa femme le sacrifice de quelques heures. Celle-ci vivait dans une misérable petite cabane à j