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me demandai ce qui avait pu lier de sympathie et d’indissoluble amitié deux êtres aussi évidemment opposés de naturel. Je procédai à l’enquête presque sans désemparer, et voici ce que je parvins à savoir :

Pantéléï Eréméitch Tchertapkhanof avait dans tout le pays la réputation d’un braque, d’un écervelé de la plus dangereuse espèce, d’un orgueilleux et d’un braillard au premier chef. Il avait servi, mais fort peu de temps, dans un régiment d’armée[1], et avait pris son congé par suite de désagréments, n’ayant encore que ce grade qui a donné lieu à l’opinion assez généralement répandue qu’on peut être poule et n’être pas encore oiseau.

Il descendait d’une ancienne maison jadis opulente ; ses aïeux étalaient un faste steppien, dont la tradition n’existe plus que dans la mémoire des centenaires. Ils recevaient chez eux petits et grands, gens connus et inconnus, les faisaient manger et boire à crever sur place, faisaient délivrer tout d’abord un boisseau d’avoine à tout cocher tenant sous sa main un troïge ; ils entretenaient un orchestre, un nombreux chœur de chantres, des bouffons, des chiens ; aux grands jours ils abreuvaient le peuple d’eau-de-vie de grain et de brague[2] ; en hiver ils allaient à Moscou dans leurs lourdes et vastes kolymagues, voitures des familles nobles, vraies arches de Noé ; et quelquefois, de retour dans leurs foyers, ils se tenaient chez eux sans un sou vaillant, vivant de leurs magasins, de leurs basses-cours et de leurs étables.

Le père de Pantéléï Eréméitch n’avait reçu qu’un héritage déjà plus qu’obéré, et en avait joui de telle sorte qu’en mourant il laissa à son unique héritier Pantéléï le village de Bezsonovo affreusement grevé, avec trente-cinq âmes mâles et soixante-seize âmes femelles réparties sur quatorze arpents et quelques toises carrés de terrain aride situé dans la steppe dite de Kolobrod ; on ne trouva du moins dans les papiers

  1. Distinction que l’on fait en Russie avec le service dans la garde impériale.
  2. Brague, bière forte, sorte de porter russe. On n’en brasse plus guère ; c’était une boisson grossière, mais capiteuse.