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sa selle et mit le pied gauche à l’étrier. Le cheval écarquilla ses naseaux, souffla, battit l’air de sa queue et se lança obliquement dans les buissons. Le maître le suivit, debout encore sur un pied ; il parvint, à cinquante pas de là, à passer la jambe, et, dès qu’il se sentit en selle, il agita en tout sens sa nagaïka[1], sonna du cor et galopa ventre à terre et à l’aventure, comme un fou.

Je venais à peine de perdre de vue dans le lointain ce M. Tchertapkhanof et sa monture, qu’à la droite de l’endroit où j’étais, sortit des broussailles, mais sans faire aucune espèce de bruit, un cavalier petit et gros, portant bien la quarantaine, et monté sur un petit cheval bai brun. Il s’arrêta à trois pas de moi, ôta de sa tête une casquette de maroquin vert, et d’un son de voix moelleux me demanda si j’avais vu un cavalier montant un cheval roux.

Je répondis affirmativement.

« De quel côté, s’il vous plait, s’est-il dirigé ? poursuivit-il de la même voix et sans se couvrir.

— Par là.

— Mille grâces, monsieur ! »

Il claqua de la langue, tarabusta des jambes les flancs de sa haridelle et fila au trot… treouk, treouk, treouk… dans-la direction indiquée. Je le suivis du regard tant que je pus apercevoir le bout de son bonnet au-dessus des broussailles. Ce deuxième inconnu avait des dehors tout autres que le précédent ; son visage bouffi, rond comme une boule, avait une expression de timidité, de bonhomie et de patience ; son nez, gonflé et sphérique comme la tête elle-même, et sillonné de veines bleues, trahissait des penchants à la volupté. Il ne lui restait pas vestige de cheveux sur le devant de la tête, tandis que la nuque était, d’une oreille à l’autre, garnie d’une soyeuse guirlande de cheveux blonds cendrés ; ses yeux, fendus en amande, avaient un regard fort doux ; ses lèvres vermeilles et moites semblaient avoir été formées pour le sourire. Il portait un surtout à collet droit et à boutons de cuivre ; ce surtout n’était plus neuf, il s’en

  1. Nagaïka, fouet à la cosaque.