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manquait pas de le dévorer jusqu’au dernier petit os, n’importe en quel endroit il se trouvât, pourvu qu’il fût à couvert Z et à une respectueuse distance d’Ermolaï, qui éclatait alors en injures redoutables dans tous les dialectes connus et inconnus ; la colère, en pareil cas, faisait de lui un néologue inspiré.

Ermolaï appartenait à un de mes voisins, gentilhomme du vieux modèle. Les seigneurs terriers taillés sur ce patron —là n’aiment pas les bécasses et s’en tiennent aux oiseaux de basse-cour. Ce n’est que dans les grandes occasions, anniversaires de famille, fêtes patronales, élections des magistrats, qu’on voit leurs cuisiniers procéder à l’apprét d’oiseaux à long bec, en donnant beaucoup au hasard, selon l’usage constant du Russe, qui ne sait pas bien positivement ce qu’il fait. Dans ces circonstances, ils ·

  • inventent de telles sauces et de si extraordinaires assaisonnements

que celui qui assiste à un banquet d’apparat examine avec curiosité le mets inconnu qu’on lui présente, sans pouvoir se résoudre à en rien porter à sa bouche. V Ermolaï était tenu de fournir comme redevance à la cuisine de son seigneur deux paires de coqs de bois ou de bruyère et deux paires de perdrix par mois ; ce tribut acquitté, il avait pleine licence d’aller vivre où et comme bon lui semblait. On avait renoncé à tout autre service de la part de cet homme, qu’on estimait n’être bon à rien. Il est bien entendu qu’on ne lui donnait niplomb ni poudre, et c“est probablement d’après ce même système qu’il ne donnait aucune nourriture à son chien. Ermolaî était un homme d’un étrange naturel : insouciant comme l’oiseau, assez expansif, distrait, lourd, gauche eu apparence, très-enclin aux caquets et ne se fixant nulle part que pour fort peu de temps. Il marchait comme gun homme dont les genoux sont cagneux, son grand corps faisait le pendule de droite à gauche, et tout en oscillant des jambes et du corps en sens inverse, il parcourait bien par jour ses cinquante kilomètres. Avec un train de vie pareil, il était exposé à toutes les petites déconvenues imaginables : il passait ses nuits dans des marais, sur des arbres, sur des toits, sous des ponts ; plus d’une fois on l’a-