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« Quand je me fus senti remis de l’abattement où m’avait, jeté la mort de ma femme, poursuivit-il, je résolus de faire quelque chose qui me tirât forcément de l’engourdissement moral où l’on tombe dans la solitude quand on ne s’occupe que de soi. Je pris du service dans le chef-lieu de notre gouvernement. Dans les vastes chambres de cet établissement de la couronne, je devins sujet aux maux de tête ; ma vue s’affaiblit ; il se joignit à cela différentes autres causes qui me décidèrent à prendre mon congé. J’avais bien envie de me rendre à Moscou, mais premièrement, l’argent me manquait, secondement… je vous ai déjà dit que je me suis, amendé. Je me suis amendé tout à coup et non tout d’un coup. Mon âme s’était amendée que ma tête tenait encore bon. J’attribuais le calme nouveau, la modération, la modestie survenue dans mes sentiments, à la double influence de la vie agreste et du malheur. D’un autre côté, j’avais depuis longtemps remarqué que presque tous mes voisins, qui, jeunes ou vieux, avaient été d’abord effarouchés à l’idée de mon érudition, de mon séjour à l’étranger et des autres grandes particularités de mon éducation, non-seulement en étaient venus à se faire tout à fait à moi, mais qu’ils commençaient à me traiter avec moins de rudesse, qu’ils écoutaient mes discours avec moins d’antipathie, et qu’en me parlant ils n’employaient plus certains mots par trop sans gêne.

« J’ai oublié de vous dire que, dans la première année de mon mariage, j’essayai, pour tromper l’ennui dont Sophie m’avait apporté le triste germe, de me lancer dans la littérature. J’envoyai à un journal de Moscou un article qui était, si je m’en souviens bien, une nouvelle ; mais, quelques semaines après cet envoi, je reçus du rédacteur une lettre polie où il me disait entre autres choses : « À en juger d’après la pièce, on ne peut nier que vous n’ayez beaucoup, d’esprit ; mais on doit, jusqu’à nouvelle épreuve, vous nier le talent d’écrire pour le public, et en littérature c’est ce talent qui seul est nécessaire. » De plus, il vint à ma connaissance qu’un jeune Moscovien, de passage à Orel, avait parlé de moi, dans une soirée chez le gouverneur, comme d’un homme usé, taré, éteint, sans nerf et sans souffle. Mais mon aveu-