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que fis-je ?… je me mis à considérer les solives de mes remises.

« Toutes ces habitudes de vieille fille, Beethoven, les promenades nocturnes, les pots de réséda, les correspondances d’amitié, les albums, etc., etc., .etc., s’étaient à ce point infusées et invétérées dans ma femme qu’elle ne put jamais se plier à aucun autre genre de vie, et particulièrement à la vie de maîtresse de maison, que je souhaitais toujours pour elle, afin de la voir occupée du matin au soir de quelque chose de sain et d’utile. Le linge était fort mal blanchi et fort mal repassé, la cave aux légumes n’était point aérée, on laissait passer le moment de faire remplir la glacière, nos meubles avaient des housses en loques ; le thé, le café, le sucre manquaient à la fois, le tout parce que les affaires m’avaient forcément distrait de ces menus soins de ménage, et une femme sans enfants pour lui donner des soucis était là à se morfondre sous un prétendu mal sans nom, et le soir à chanter l’éternel :


Ah ! zéphyr, ne va pas, ne va pas,
Ne va pas demain l’éveiller à l’aurore !
Je pars, etc., etc.


« Voilà de quelle manière nous passâmes trois années avec la réputation d’un couple d’heureux égoïstes.

« Au milieu de la quatrième année, Sophie mourut de ses premières couches ; j’avais pressenti qu’elle ne me donnerait pas un enfant viable. Je me rappelle les moindres circonstances de l’enterrement de la mère et de l’enfant.

« C’était au printemps ; notre église paroissiale est petite et hideuse de vétusté ; l’iconostase, qui masque l’autel de sa grande porte royale[1] et de ses deux petites portes latérales, est devenu tout noir par l’effet de l’humidité et du temps ; les parois sont nues et rancies ; le parvis, fait de briques posées sur

  1. On sait que l’iconostase des églises du rite grec est une cloison incrustée d’images plates et sans saillies, avec trois portes, dont celle du centre est appelée porte royale, et ne s’ouvre qu’à certains moments du service divin, pour laisser voir le célébrant, invisible pendant le reste du temps.