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qu’après le conjungo que je pus soupçonner l’existence de cette plaie ; ce n’est jamais qu’à l’user qu’on reconnaît les qualités de l’étoffe. Que n’essayai-je point pour réconforter cette pauvre âme avariée ! rien n’y fit.

« Je me souviens que, dans mon enfance, le chat tint quelques secondes entre ses griffes discrètement rentrées encore, un tarin que j’avais ; on dégagea l’oiseau en effrayant le voleur, il était temps. On donna de grands soins au pauvre tarin, il ne se remit pourtant pas de la secousse ; il devint maigre, chétif, tremblant, haletant ; plus d’appétit, plus de chant !… Un jour se glissa dans sa cage restée entr'ouverte une souris qui lui emporta d’un coup de dent les deux tiers du bec ; c’en était trop, il rendit l’esprit. J’ignore quel chat avait jamais pu tenir dans ses pattes ma Sophie, mais elle devenait maigre, chétive, haletante, misérable comme mon pauvre petit tarin. Il y avait des moments où il lui prenait envie à elle-même de se ranimer, de voir son esprit, sa vie jouer librement au grand air, au soleil, de s’y retremper, de prendre de haute main le dessus… Après un premier ou un second élan, elle se repliait sur elle-même, obligée de renoncer à des tentatives d’où il ne résultait que lassitude, sentiment d’impuissance et prostration plus complète.

« Elle m’aimait, je crois vraiment qu’elle m’aimait ; elle m’a spontanément assuré cent fois qu’elle n’avait auprès de moi rien, rien à désirer… mais ses yeux, même dans ces instants-là, avaient des regards bien peu faits pour allumer ma flamme. Un jour, m’attachant à l’idée qu’il devait y avoir eu dans le passé de Sophie quelque chose… je résolus d’aller aux renseignements ; je ne découvris absolument rien.

« Vous comprendrez qu’après cela un homme original, à ma place, aurait eu le bon sens de hausser les épaules. En poussant deux ou trois soupirs de commisération à l’adresse de son infortunée compagne, il se serait mis à vivre, à part, au moins de quelque bonne partie de son plein vivre, de ce plein vivre personnel, don du ciel même et qu’il y a toujours danger et sottise à étouffer dans les murs d’une maison où l’on ne vous sert d’autre plat que l’ennui le plus communicatif ; mais moi, pauvre être né sans vestige d’originalité,