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fois mélancolique et passionnée, détachée d’une petite pièce qu’elle avait prise en affection, et qui semblait devoir rester à tout jamais l’univers musical de la jeune personne. La méchante vieille prolongeait sa sieste sur le divan, où elle se tenait à demi couchée. Dans la salle à manger, que remplissaient les vives clartés rouges de l’ouest, Croyance faisait les apprêts du thé ; la bouilloire sifflait, chantait sur la table, comme si elle se réjouissait de quelque chose ; les biscuits de plusieurs formes entassés dans une petite corbeille se jetaient follement les uns les autres par-dessus le bord au moindre mouvement de la table ; les cuillers résonnaient dans les soucoupes ; le canari, qui tout le jour nous avait impitoyablement régalés de ses pénétrantes mélodies, se montrait plus discret, et gazouillait seulement de temps en temps, semblant adresser des questions à Mlle Véera préoccupée de sa besogne. Du nuage léger et transparent de la vapeur qui s’élevait du samovar, il tombait çà et là quelques gouttelettes… Et moi, je restais immobile, distrait, écoutant à peu près sans entendre, regardant sans presque rien voir : mais mon cœur toutefois se dilatait, et il me semblait, à n’en pas douter, que l’amour m’y tenait le plus doux langage. Ce fut précisément sous l’influence d’une soirée ainsi faite qu’un jour j’abordai la vieille et lui demandai la main de sa fille cadette ; deux mois après nous étions, Sophie et moi, un jeune couple pourvu des bénédictions de l’Église, et nous recevions les sincères félicitations de tous nos voisins.

« Il me semblait bien que j’aimais Sophie… Aujourd’hui il serait certainement bien temps que je susse à quoi m’en tenir sur ce fait… Eh bien, parole d’honneur, je ne suis pas encore parfaitement en état d’affirmer en toute sécurité de conscience que j’aie eu de l’amour pour elle. C’était une créature bonne, spirituelle, silencieuse, chaude de cœur : mais, Dieu sait si c’était pour avoir par trop séjourné à la campagne, ou pour quelque autre cause inconnue, elle avait au fond de l’âme (supposons que l’âme ait un fond) une blessure, une plaie toujours ouverte, que rien ne pouvait cicatriser, une douleur vague, indéfinie, à laquelle ni elle ni moi ne savions assigner un nom. Vous concevez que ce ne fut