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pendant au printemps, lorsque j’arrivai homme aux lieux que j’axais quittés adolescent, au moment où je revis la boulaie témoin de mes jeux, de mes ébats d’enfance, mon œil se remplit de larmes, mon cœur battit bien fort, je m’attendis à des émotions douces, charmantes et durables. Mais ces chères attentes, vous le savez, ne se réalisent jamais, et l’on ne tarde pas à se heurter contre une foule de tristes réalités que l’on n’attendait pas du tout : épizooties, grandes intempéries, déficits, dettes, protêts, vente aux enchères e tutte quante. En usant chaque jour de quelque nouvel expédient, avec le secours de mon nouveau bourmistre ou bailli Iakof, qui avait remplacé mon précédent régisseur, et qui, dans la suite, fut convaincu d’être un aussi grand voleur que lui, je vécus tant bien que mal ces deux premiers mois, fort incommodé seulement par la forte senteur des bottes ointes de cambouis dont Iakof ne savait point se passer.

« L’ennui me tenant à la gorge, bien me prit de me ressouvenir un jour d’une famille voisine, que les miens fréquentaient autrefois. Cette famille ne se composait plus que d’une mère, veuve de colonel, et de deux demoiselles, ses filles ; je me fis bien vite atteler une drochka et je partis. Ce jour-là ne pouvait manquer de se bien graver dans ma mémoire : six mois après ma première visite à la dame, j’épousai sa seconde fille. »

Mon compagnon de chambre, en achevant ces mots, baissa les yeux vers le plancher et éleva sa main droite vers le ciel. Un moment après il reprit avec chaleur :

« Je ne voudrais pas vous inspirer une mauvaise opinion de feu ma femme ; Dieu me préserve de commettre une pareille injustice envers sa mémoire. C’était une très-bonne et très-noble créature, une personne aimante et dévouée ; cependant j’avouerai entre nous que, si je n’eusse pas eu l’affliction de la perdre, je ne serais très-probablement pas ici à causer avec vous ; car elle est encore solide à sa place la solive de mon hangar, à laquelle je me réservais bien d’aller me pendre.

« Il y a, reprit-il, des poires qui n’acquièrent leur vraie saveur et leur succulence qu’après avoir séjourné quelque