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la différence entre l’Allemagne et Moscou. Seulement, à Berlin, je vivais seul, en véritable anachorète ; ma chambrette était une cellule de moine. Il m’arrivait de me frotter un peu à quelques ex-lieutenants altérés comme moi de savoir, comme moi lents comprendre et mal doués sous le rapport de la parole ; il m’arrivait de courir un peu la ville avec quelques familles russes bien mal dégrossies, dégrossies à la hache, et venant des gouvernements à blé de Penza, Simbirsk, Tambof ou Saratof ; j’entrais quelquefois au café pour parcourir les feuilles publiques, et je me dormais le plaisir d’un spectacle au théâtre royal.

« Je voyais peu les indigènes, je ne pouvais causer avec eux, chez eux, sans une tension d’esprit fatigante ; ils me semblaient roides ; et je n’en ai vu aucun paraître chez moi, hors deux ou trois jeunes hébreux qui espéraient, pour leurs petits besoins de numéraire, trouver chez le Russe plus de laisser-aller que chez le bon Berlinois. Un simple hasard me jeta un jour dans la maison de l’un de mes professeurs ; j’allai dans son domicile m’inscrire à son cours ; mon visage lui plut-il, je ne sais, mais il m’invita à venir chez lui passer la soirée. Il avait deux filles, l’une de vingt-six, l’autre de vingt-sept ans, toutes deux à taille ramassée, à nez énorme, à longs et nombreux tire-bouchons ; ajoutez des yeux bleus de faïence et des doigts saumon terminés par des ongles blancs. Elles s’appelaient l’une Linchen, l’autre Minchen. Je me mis à fréquenter la maison du professeur.

« Il faut vous dire que ce professeur était non pas sot, mais, toqué : dans sa chaire il parlait avec assez de suite, mais chez lui ce n’était plus cela, peut-être parce qu’alors il n’avait plus ses lunettes sur le nez, mais sur le front. C’était d’ailleurs un grand érudit. Voilà que je me fourrai dans la tête que j’en tenais pour Linchen ; oui, pendant six mois entiers j’en demeurai persuadé ; Je causais peu avec elle, je la regardais beaucoup ; je lui lisais des livres d’un grand pathétique ; s’il faut tout dire, il m’arrivait de lui presser la main à la dérobée, et le soir parfois, assis près d’elle, je regardais beaucoup la lune, ou bien à défaut de lune je regardais en l’air. Linchen avait un talent remarquable pour faire le café. Tout cela n’é-