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larve ; mais il n’a pas tardé à être porté en terre. Dites-moi un peu comment la maladie anglaise, scrofules, écrouelles, et que sais-je ? est venue se fourvoyer dans le gouvernement de Koursk ; mais laissons cela. Ce fut ma mère qui s’occupa de mon éducation, et elle y mit toute l’ardeur d’une steppienne ; cette éducation dura depuis le premier jour de ma naissance jusqu’à l’âge de seize ans accomplis… Me suivez-vous sans trop de fatigue ?

— Ayez la bonté de continuer.

— Bien. Quand j’eus seize ans bien sonnés, ma mère congédia mon gouverneur français qui était un prétendu Allemand du nom de Philippovitch, né d’une famille grecque, vivant, Dieu sait de quoi, dans la ville de Niéjinsk. Elle me mena à Moscou, me fit inscrire à l’Université, et, peu de temps après, rendit son âme au Tout-Puissant, me laissant dans les mains de mon oncle paternel, homme de loi du nom de Koltoun Baboura, oiseau de proie connu en bien d’autres lieux, vraiment, que dans le district de Stchigrof. Mon bon oncle Koltoun Baboura me rançonna cruellement, en brave homme de loi qu’il était. Mais ce n’est pas encore de cela qu’il s’agit.

« Je fus admis à suivre les cours de l’Université ; je dois rendre justice à ma mère, à qui je dois de m’être trouvé assez bien préparé. Mais l’absence d’originalité se faisait dès lors remarquer en moi. Mon enfance ne se distinguait en rien de l’enfance d’une foule d’autres jeunes garçons : j’ai fait, moi aussi, ma croissance en serre chaude, sottement, maigrement, maladivement ; moi aussi, j’ai commencé de bonne heure à apprendre par cœur des vers et à tourner à l’aigre et au sombre sous ombre de disposition rêveuse : « Quelle idée poursuit ce jeune homme ? Laissez-le ; respectez ses aspirations au beau, à l’idéal…! » À l’Université, ce fut la voie dans laquelle je me trouvai engagé ; je tournais comme les autres, comme il arrive au laitage quand l’air est pesant ; je me trouvai donc tout naturellement admis dans le Kroujok, dans le cercle des étudiants. Comme vous êtes plus jeune que moi, vous ne savez peut-être pas même ce que c’était que le Kroujok des étudiants de Moscou quatre ou cinq