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d’abeilles partant pour aller butiner dans la prairie. Une seule guêpe inquiète et un insolent bourdon, Lupikhine et le prince Kozelski, s’abstinrent de baisser la voix. La grosse pièce, le haut dignitaire, fit son entrée. Le voici ; tous les cœurs volent à sa rencontre, ou du moins toutes les chaises ont crié sur le plancher, tous les bustes se sont élevés d’une aune. Le gentillâtre obèse qui a acheté à Lupikhine un cheval regretté se plonge le menton dans la poitrine pour témoigner sa vénération profonde.

Devant ce concert de prévenances, le dignitaire fit preuve d’usage et de distinction. Il adressa à droite et à gauche de gracieuses paroles, toutes prononcées du nez, toutes commençant par un a parfaitement explétif, comme dirait la grammaire. Il regarda avec mécontentement, et comme s’il eût voulu le manger, le prince Kozelski à cause de sa barbe, et livra l’index de sa main gauche à baiser au général civilien, possesseur d’une fille et d’une raffinerie. Au bout de quelques minutes, employées par le haut fonctionnaire à dire quatre ou cinq fois de suite combien il était content de ne s’être point fait attendre, tous les conviés passèrent à la salle du banquet, les figures ouvrant la marche et les basses cartes faisant queue.

Inutile sans doute de dire que celui qui avait affamé tout le monde depuis deux petites heures occupa le haut bout de la table entre le général pékin et le maréchal de la noblesse du gouvernement, homme à physionomie franche et digne, en rapport parfait avec sa chemisette empesée, son gilet sac et A sa grande tabatière ronde contenant du tabac de France. Il va sans dire aussi que notre hôte se multiplia, allant, venant, courant, veillant à ce que les conviés ne manquassent de rien, adressant une parole à chacun, souriant en passant à l’épine dorsale de l’illustre personnage, allant, comme un écolier, se mettre dans un coin pour avaler à la hâte, au risque de s’étrangler, quelques cuillerées de bouillon et quelques bouchées de bœuf ou de chevreuil.

Parmi les surprises obligées qui composent les péripéties ordinaires d’un festin de gala, le buffetier présenta aux nobles conviés un poisson de la longueur de cinq pieds, qui