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’ D’UN SEIGNEUR RUSSE.. 19

II. ’

j Ermolaî et la Meunière. Serfs russes dans les villes. Un soir, le chasseur Ermolaî et moi, nous allâmes nous j poster en tiaga ; mais peut-être un grand nombre de mes lecteurs ne savent-ils pas ce que les chasseurs appellent la tiaga. Eh bien, voici la chose :

Un quart d’heure avant le coucher du soleil, vous vous glissez dans le bois sans emmener aucun chien, vous choisissez, pour vous y arrêter, un endroit quelconque près d’un fourré ou d’une lisière, vous observez bien la position, vous examinez le piston de votre arme, vous échangez un regard avec votre compagnon de chasse.... Le quart d’heure a fui, le dernier rayon de soleil a disparu, mais il fait encore clair · dans le bois ; l’atmosphère est lucide et transparente, les oiseaux gazouillent à l’envi, les jeunes herbes brillent d’un joyeux éclat d’émeraude.... Vous attendez. L’ombre descend peu à peu du faîte des branches dans la forêt ; les lueurs vermeilles du soir glissent lentement le long des racines saillantes, puis sur les troncs des arbres, et montant aux premières branches pauvres de feuillage, gagnent peu à peu les cimes touffues, immobiles et comme saisies de sommeil. Voilà que les dernières feuilles tendres du sommet ressemblent ’à une dernière lumière de lampe qui tremblote et s’éteint ; sur la pourpre de l’extrême couchant s’est abaissée une gaze d’azur derrière laquelle son éclat se trouble et disparaît. La senteur des bois s’exhale plus libre et plus forte ; un zéphyr tiède et moite, qui soufilaiton ne sait d’où, vient expirer sur votre visage et sur vos mains en vous enveloppant de sa caresse veloutée. Les oiseaux s’endorment, non tousen même temps, mais par espèces : d’abord les pinsons, puisles fauvettes, puis l’ortolan.... Dans le bois il fait de plus en plus sombre, au ciel, on voit poindre sur l’azur des étincelles sub-