Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nueusement la main pour laisser tomber tout doucement la carte, et en ramassant leurs levées, faisaient un léger mouvement plein d’urbanité et de convenance.

Les autres gentilshommes se tenaient, les uns assis sur les divans, les autres debout, groupés près des portes et des fenêtres. Un propriétaire d’un certain âge, mais à figure efféminée, restait debout isolé dans un angle ; son corps tremblait, il rougissait ; dans son embarras étrange à voir, il faisait tourner sur sa poitrine je ne sais quelle breloque suspendue à sa chaîne de montre, et personne ne faisait à lui la moindre attention. Quelques messieurs, en habits ronds et en pantalons à carreaux, de la coupe de l’éternel grand habilleur moscovien Firs Kleoukine, dissertaient, en vérité, fort gaillardement, en se faisant honneur de la nerveuse souplesse de leurs gros cous nus. Un jeune homme de quelque vingt ans, très-blond et très-myope, habillé de noir des pieds à la tète, quoique visiblement intimidé, promenait sur les assistants un sourire venimeux…

Je commençais à éprouver quelque ennui, lorsque je fus abordé par un certain Voïnitsyne, jeune homme que l’Université n’avait pas renvoyé content ni gradé, et qui habitait la maison d’Alexandre Mikhaïlytch en qualité… j’aime mieux avouer que je ne sais en quelle qualité. Ce que je puis dire, c’est qu’il tirait fort bien et qu’il s’entendait à dresser les chiens. Je l’avais connu à Moscou. Il était du nombre de ceux des étudiants qui, à chaque examen, étaient poteaux, c’est-à-dire ne répondaient que par un mutisme absolu aux questions du professeur. Ces messieurs étaient aussi appelés favoris, parce qu’on avait observé, à l’époque dont je parle, que les poteaux avaient le visage bien autrement riche de barbe que les autres étudiants.

Voici comme les choses se passaient : on appelait, supposons, l’étudiant Voïnitsyne. Voïnitsyne, qui jusqu’à ce moment-là s’était tenu assis, immobile et droit, sur le banc, transpirant de tous les membres de son corps, et promenant avec lenteur au plafond et sur l’assemblée des yeux sans regard, se levait, boutonnait en hâte son vice-uniforme jusqu’au menton, et se rendait obliquement près