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s’opéra en elle une révulsion ; elle se releva en poussant un faible cri et elle disparut à travers les arbres du bocage, laissant par terre toutes ses fleurs et ses herbes éparpillées et foulées comme de la vendange, hors les bluets et quelques fleurs.

Ne l’apercevant plus, je me baissai, je relevai le bouquet de bluets auquel je joignis à l’entour une touffe de germandrées, et je regagnai la plaine. Le soleil était déjà bas, dans un ciel clair, mais blafard ; ses rayons, en palissant, s’étaient comme refroidis ; ils ne brillaient point, ils s’échappaient en une lumière égale, fondante, aqueuse. Il ne restait plus qu’une demi-heure avant la venue des ténèbres, et l’horizon occidental gardait à peine quelques teintes vermeilles.

Un vent à rafales ralentissait ma marche à travers les champs moissonnés ; les feuilles mortes se dressaient en tourbillons sous ses rudes bouffées : leurs trombes, comme animées d’intentions hostiles, paraissaient souvent vouloir me barrer la route que je suivais à la lisière du bocage ; la partie du bois qui s’élevait comme une muraille le long de ces champs était tout agitée et brillait d’un éclat triste et précaire. Sur les herbes devenues rougeâtres, sur les bas buissons, sur les tiges de chaume, partout s’étendaient ces myriades d’inexplicables tissus de filandres que le mouvement de l’air agite et fait remarquer aux yeux distraits du passant.

Je m’arrêtai deux ou trois fois : j’avais le cœur gros de cette tristesse sympathique qui s’associe en nous à l’état de la nature… À travers le mélancolique et frais sourire de la campagne qui se fane et se dépouille, se glisse la vague appréhension des approches d’un long hiver. Un prudent corbeau qui bien haut, bien haut fendait lourdement les airs de ses rudes ailes, abaissa la tête tout en volant, me regarda de côté, battit trois coups avec force, et, en me saluant d’un croassement énergique, alla se narguer de moi dans l’ombre de la forêt. Une innombrable volée de pigeons qui venait de s’élever au loin des entours d’une grange, et qui tout à coup s’était arrondie en colonnes, vint s’affaisser et se disperser