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abject imitateur des voluptueux, de l’homme enfin dont aucune vertu ne rachète les vices.

Acoulina était belle en ce moment ; toute son âme s’ouvrait devant lui avec confiance, avec passion, s’épanouissait à le voir, se délectait de l’effet seul de sa présence… Et lui… il laissait tomber son bouquet dans les herbes, il tirait d’une poche de fantaisie de son paletot un petit verre rond monté en cuivre poli et l’assujettissait à son œil droit ; mais, malgré tous les efforts qu’il faisait pour le fixer en fronçant le sourcil, en haussant la joue, en s’aidant même d’un pli du nez, le verre s’échappait de cette loge convulsive et lui retombait dans la main.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? lui demanda Acoulina étonnée.

— Un lorgnon, répondit Victor d’un ton d’importance ; cela s’appelle un lorgnon.

— À quoi cela sert-il ?

— À voir mieux.

— Permettez que j’essaye. »

Victor fit un peu la moue, mais il lui mit dans la main le verre poli, non sans lui dire sèchement :

« Tiens, et ne va pas me le casser !

— Soyez tranquille, je n’ai pas la main si rude. (Elle porta l’objet à son œil.) Je ne vois rien du tout, ajouta-t-elle..

— Mais ferme donc l’œil, ferme donc l’œil ! dit-il du ton d’un précepteur mécontent de son élève. (Elle ferme l’œil devant lequel elle tient le lorgnon.) Eh ! pas cet œil, pas celui-ci, imbécile ! L’autre… l’autre donc ! » s’écriait Victor qui, sans lui donner le temps de corriger sa faute, lui retira le lorgnon.

Acoulina rougit, pensa rire et s’en abstint, puis en détournant la tête elle dit :

« On voit bien que ces choses-là ne sont pas pour nous autres.

— Pour les filles de village ? il ne manquerait plus que cela »

La pauvre Acoulina ne répondit point et poussa un gros soupir.