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Elle se tut. Victor jouait avec la petite chaîne de sa montre.

« Allons, Acoulina, tu n’es nullement une sotte, dit à la fin le galant ; ne dis donc pas de folies. Je ne veux que ton bien ; me comprends-tu, hein ? C’est très-vrai que tu n’es pas une sotte, et tu n’es pas tout à fait une paysanne, on peut bien le voir, et ta mère, en effet, n’a pas été, elle non plus, toujours une paysanne. Mais pourtant tu es sans éducation, vois-tu, et par conséquent tu dois écouter quand on te parle.

— Mais, c’est effrayant, Victor Alexandrytch.

— Bah, bah ! quelle folie, ma chère amie ! qu’est-ce qu’il y a d’effrayant dans tout cela ? Qu’est-ce que tu as donc là… des fleurs ? ajouta-t-il en se rapprochant d’elle.

— Oui, des fleurs, répondit tristement Acoulina ; c’est moi qui ai cueilli de l’achillée, poursuivit-elle en se remettant un peu, c’est très-bon pour les veaux. J’ai ramassé aussi du plantain, du bident, qu’on emploie contre les écrouelles. Mais voyez quelle singulière fleur ! je n’avais jamais vu cette plante-là, ni aucune de cette forme. Voici des germandrées, voici de l’espargoutte… Mais voici qui est pour vous, ajouta-t-elle en tirant de dessous des bidents jaunes un petit bouquet de jolis bluets des champs attachés avec un brin d’herbe ; voulez-vous l’accepter ? »

Victor tendit nonchalamment la main, prit le bouquet, le passa négligemment près de sa figure, et se mit à palper les bluets en regardant le feuillage des arbres. Acoulina au contraire le regardait, lui… Dans le douloureux regard de cette pauvre créature se lisait un si tendre dévouement, une si pieuse résignation, un si sincère amour !… On voyait que, craignant cet homme, elle n’osait pleurer ; elle prenait congé de lui et, une dernière fois avant une longue séparation, elle jouissait de le voir là, tout près d’elle… Et lui, il était étendu tout de son long, comme un stupide Oriental, et avec une magnanime patience, avec condescendance pour la faiblesse, il daignait souffrir qu’on l’adorât. Je ne dissimule pas que je voyais avec indignation ce rouge visage où, à travers un dédaigneux sang-froid brutalement joué, perçait l’amour-propre satisfait du séducteur blasé, du servile et