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d’une infinie variété de significations qui lui était familier, et dont il a été parlé plusieurs fois dans ce récit.

Un an s’écoula, et une affaire m’appela à Moscou. Le lendemain de mon arrivée, le hasard me poussa à entrer, avant l’heure du dîner, dans un café singulièrement original et moscovien, situé à cent pas d’une ligne de boutiques bien connues de tous les chasseurs du centre de l’empire. Dans la salle de billard, à travers des flots de fumée de tabac se découvraient par moments des visages enluminés, des moustaches, des houppes, des hongroises à l’ancienne mode, et des sviatoslavski[1] en possession de la vogue. Quelques vieillards, maigres, secs, en modestes surtouts, lisaient les feuilles publiques. Les garçons circulaient lestement, un plateau à la main, sur les tapis verts qui amortissaient le bruit de leurs pas. De bons marchands russes dégustaient le thé de l’établissement avec un recueillement impatientant à observer. Je n’entrai pas. Tout à coup de cette salle de billard sortit un homme à tête ébouriffée et assez peu sûr de ses jambes. Il s’arrêta à trois pas de moi en plongeant ses mains dans les poches de son pantalon, et, le front penché en avant, il regardait vaguement autour de lui.

« Bonjour, Peotre Pétrovitch !… comment vous va ? »

M. Karataëf fit un mouvement comme pour se jeter à mon cou ; il m’entraîna, non sans festonner un peu, dans un petit cabinet particulier.

« Mettez-vous ici, ici, me dit-il en s’agitant autour de moi pour m’installer dans un excellent fauteuil ; ici vous serez bien. Garçon, de la bière !… non ; du champagne !… Ah ! je ne m’attendais pas à vous voir… Y a-t-il longtemps, est-ce pour longtemps que vous êtes ici ? À la fin, Dieu m’a permis de revoir l’homme…

— Dites-moi, vous rappelez-vous ?…

— Comment, si je me rappelle… si je me rappelle ! se hâta-t-il de dire. Mais le temps a marché.

  1. Mode de fantaisie nationale qui, si l’on en juge par son nom, remonterait à Sviatoslaf et aux temps semi-fabuleux de l’histoire russe.