Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

verte, fermée, qui rampe comme une tortue ; derrière se tient un grand laquais. C’était la grande dame qui, par extraordinaire, faisait la petite promenade du soir. J’étais assez inquiet de cette rencontre. Mais Matrèna poussa les chevaux droit à ceux du lourd équipage, dont le cocher devint très-attentif à cette fougueuse troïka qui semblait devoir fondre comme une avalanche sur ses bêtes. Il voulut livrer passage à ce fabuleux objet qu’il ne distinguait pas bien, vu son âge avancé ; il serra la bride avec trop de zèle, et il versa dans un petit fossé gazonneux. La glace de la portière est brisée ; la dame pousse des hélas ! la demoiselle de compagnie crie au cocher de retenir ses chevaux ; nous, nous fuyons ventre à terre. Nous allions du plus grand train, mais je pensai : Il y aura du grabuge ; j’ai été un grand sot de lui permettre de traverser Koukouëfka.

« Figurez-vous, monsieur, que la vieille sempiternelle et, sa compagne avaient reconnu Matrèna et moi ; la dame déposa contre moi une plainte où il était dit qu’une fille serve, transfuge de chez elle, vivait retirée chez le propriétaire noble Karataëf, qui la tenait cachée. Et en donnant cette plainte, elle avait intéressé la police à me poursuivre. Le surlendemain de l’algarade, arrive chez moi l’ispravnik, le capitaine de police[1]. Cet ispravnik m’était bien connu, c’était un nommé Stépane Sergéitch Kouzovkine, un bon homme… un ispravnik bon homme ! vous comprenez, un assez vilain homme.

« Kouzovkine arrive, entre, et me dit : « Eh bien, Peotre Pétrovitch, voilà, voilà, voilà… et comment donc tout ça ? Pensez, la responsabilité est grande, et les lois là-dessus sont claires. — J’entends bien, Stépane Serghéitch, sans doute, sans doute, il faudra que nous parlions de tout cela ; mais vous avez fait un bon bout de chemin, vous mangerez bien avant tout un petit morceau. »

« Il consentit à déjeuner ; mais après avoir abattu la première faim, il me dit : « La justice veut avoir son cours, Peotre Pétrovitch, vous le savez vous-même. — Ah ! oui,

  1. Commissaire de police, mais avec grade militaire.