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la main. Après le premier instant de stupeur, elle allait pousser un cri de joie, mais je lui fis signe de dissimuler, puis je lui indiquai la direction des champs situés à l’ouest et hors de la vue des chaumières. J’entrai chez le starosta, je fis à cet homme des contes bleus propres à le dérouter complètement sur ma personnalité ; puis, le moment favorable à mon projet étant venu, je courus à la recherche de Matrène. Je la trouvai facilement, et la pauvrette se suspendit à mon cou ; elle n’en finissait pas de me baiser les mains et les cheveux. Pauvre petite colombe, elle était pâle ; elle avait beaucoup maigri. Je lui disais : « Là, là, finis, et pas de larmes, allons, pas de larmes, entends-tu. » Je lui disais cela, et moi-même je pleurais comme une femme. Pourtant, j’eus honte de moi-même : « Matrène, repris-je, les larmes sont un pauvre remède à un grand mal ; il faut montrer au contraire de la résolution ; il faut que tu t’enfuies d’ici ; je te prendrai en croupe derrière moi ; voilà la seule chose à faire. — Quel moyen ! mais songez donc, si je faisais une pareille chose, ce serait un acharnement contre moi… oh ! ils me mettraient en pièces ! — Eh ! folle que tu es, qui te découvrirait ? — Ils me découvriraient, pour sûr, ils me découvriraient, » dit-elle d’une voix pleine de terreur ; puis se remettant de cette émotion pour passer à une autre, elle ajouta : « Je vous remercie, Peotre Pétrovitch ; de ma vie je n’oublierai la marque d’attachement que vous me donnez…. mais le sort m’a jetée ici, j’y resterai. — Matrène, Matrène, je te supposais du caractère, et te voilà demi-morte ; tu ne montres pas le moindre courage. »

« Elle avait, en effet, du caractère, et beaucoup ; elle avait de l’âme, et c’était un cœur d’or, monsieur, je vous assure. J’en revins à ma proposition : « Mon Dieu, pourquoi vouloir rester ici ? Si en fuyant, il t’est réservé de souffrir, n’est-ce donc pas la même chose ? Tu ne seras jamais, et nulle part, plus mal que dans ce hameau sauvage. Je suis certain que cette brute de starosta te traite à coups de pieds et à coups de poing pour le plaisir de beugler et de battre. »