Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fille Matrèna votre sujette. » Aussitôt la vieille dame no 2 se leva en me faisant des yeux terribles et s’approcha avec sollicitude de la vieille no 1 ; celle-ci faisait des oh ! et des ah ! comme si j’eusse été le diable en personne. « Ah ! cet homme m’a toute bouleversée ; oh ! là, là, faites-le sortir ! ah ! qu’il s’en aille vite ! oh ! oh !… » Le no 2 se mit à crier contre moi, si bien que je ne pus placer un mot d’explication ni d’excuse. Le no 1, de son côté, se plaignait comme un enfant gâté en proie aux coliques et disait : « Comment ai-je mérité cela ? il faut croire que je ne suis plus la maîtresse de mes serfs ; je ne suis plus libre chez moi… Oh ! ouf ! ah ! aïe ! »

« Je sortis et m’enfuis d’une fuite effarée, échevelée, comme si j’eusse eu à mes trousses toute une légion de couleuvres commandée par des sorcières.

« Peut-être, poursuivit M. Karataëf, me jugez-vous vous-même un peu sévèrement sur cet attachement à une femme appartenant à la classe servile. C’est mal, j’en conviens, et je n’ai pas la prétention de justifier ma faiblesse ; je dis le fait, rien de plus… Je n’eus depuis ce moment aucun repos ; je me tourmentais jour et nuit, me reprochant d’avoir perdu la pauvre fille. Je me la représentais allant garder les oies en sarreau grossier, le corps teint au cambouis, et gémissant soir et matin sous les effroyables injures d’un brutal starosta (l’Ancien du village), d’un paysan aux lourdes bottes goudronnées, et j’avais la sueur froide à la seule idée de toutes ces horreurs peut—être imaginaires.

« À la fin, ne pouvant plus contenir mon impatience, je m’informai ; je parvins à savoir en quel village Matrène avait été reléguée, je montai à cheval et m’y rendis. Malgré toute ma diligence, je n’y arrivai que le lendemain soir. Il me fut facile de reconnaître que l’on n’attendait pas de moi une pareille équipée, et qu’il n’avait été pris aucune mesure, donné aucun ordre à mon égard. J’allai tout droit chez l’Ancien, comme y serait venu tout seigneur des environs de la steppe.

« En entrant dans la cour, j’aperçus tout d’abord Matrèna assise sous l’auvent de l’entrée, la tète appuyée dans