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bien, madame ; voulez-vous dire que le service de Matrèna vous est indispensable à vous-même ? — Nullement ; cette fille et son service ne me sont point nécessaires. — Eh bien, alors, pourquoi ne consentez-vous pas à me céder Matrèna ? — Parce qu’il ne me plaît pas ; je ne veux point de cela, voilà tout. J’ai donné mes ordres ; c’est irrévocable ; je l’envoie dans un village que je possède dans les steppes. »

« Je crus, à ce mot, avoir senti la foudre sillonner mon cerveau. La vieille dame adressa quelques paroles en français à la demoiselle verte ; celle-ci sortit aussitôt. « Je suis, voyez-vous, me dit-elle ensuite, une femme à principes ; ajoutez à cela le triste état de ma santé, qui ne me permet de supporter aucune agitation… Vous êtes encore un jeune homme, et je suis, moi, une très-vieille femme, ce qui me donne le droit de vous adresser des conseils. Ne feriez-vous pas bien de songer à vous établir, à choisir un parti convenable et à vous marier gentiment et honnêtement ?… Les grosses dots sont rares, et comme d’ailleurs on ne gagne jamais rien à se marier en dehors de sa condition, on vous trouverait une bonne jeune demoiselle pauvre d’écus, mais riche de cœur et de moralité. »

« Moi, là-dessus, monsieur, je regarde la vieille, je la regarde et ne comprends rien à tout ce radotage ; j’entends bien qu’elle parle mariage, je comprends à peu près qu’elle a quelqu’un à établir avant de tourner de l’œil ; c’est beau de sa part et moins cher qu’un legs… Mais il a été parlé d’un village dans les steppes, vers lequel on entraînait peut-être Matrèna en ce même instant où l’on me chantait mariage… Mariage ! que diable, je… »

Ici M. Karataëf s’arrêta pour me regarder, puis il me dit :

« Vous n’êtes pas marié ?…

— Non.

— Je l’aurais parié, vrai, je l’aurais parié. J’étais plein de dépit, je dis à la vieille marieuse : « Çà, madame, nous battons l’eau pour n’aboutir à rien ! Il n’était point question de mariage ; je désire, tout bonnement savoir si vous consentez ou non à me céder, moyennant finances, la