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mettez-moi de vous dire que c’est avec mon honorable voisine que j’ai besoin de parler. — Maria Illinichna ne reçoit pas aujourd’hui : elle est indisposée… Qu’est-ce que vous voulez donc ? — Allons, il n’y a rien à faire, » pensai-je en moi-même, et je nommai Matrène, et j’exposai le but de ma démarche. « Matrèna, la fille Matrène… marmotta la vieille clignoteuse, quelle peut être cette Matrèna ? — C’est Matrèna Fedorovna, la fille de Fédor Koulikof. — Ah ! Matrèna, la fille du gros Koulik ! Et comment se fait-il que vous connaissiez cette fille ? — Par un effet du hasard. — Et elle sait votre intention de l’acheter ? — Oui, madame. — Bien ! je vais l’arranger ; voyez-moi cette espèce ! » dit la dame en passant du safran au chocolat, après un silence d’assez mauvais augure.

« Je fus tout ébahi, n’ayant point soupçonné que ma proposition pût d’aucune manière attirer aucun désagrément à la pauvre fille. « Matrène n’a rien de blâmable ; je suis prêt à payer une somme convenable que je vous prie, moi, de vouloir bien fixer. » Les bouquets de poils frisés qui ornaient la figure de la vieille se hérissèrent ; elle souffla, souffla, et dit d’une voix aigre : « Ah çà, mais voici des merveilles ! et comme nous avons grand besoin de votre argent ! Je lui en donnerai, je lui en donnerai ; nous lui ferons passer sa belle folie ; la recette est connue. (La vieille toussa de malice et devint café au lait.) Elle est mal chez nous, l’espèce ! Petite diablesse, va, tu nous la payeras ; Dieu me pardonne s’il y a péché ! »

« Je vous avoue qu’à ces paroles j’eus la faiblesse de prendre feu. « Pourquoi cette colère contre une pauvre fille ? Pouvez-vous me dire en quoi elle serait coupable ?… » La vieille se signa et dit : « Ah ! Seigneur Dieu, est-ce que je… — Cette fille ne vous appartient pas, à vous ! — C’est une chose qui ne vous regarde point ; Maria Illinichna sait ce qu’elle fait ; c’est vous qui vous mettez en tiers ; moi, je me charge de rappeler à Matrèna à qui elle doit obéissance, de qui elle doit baiser la main et les pieds. »

« J’aurais bien volontiers, en ce moment, tourné sens devant derrière le bonnet de la vieille furie ; mais je me sou-