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sur le banc ; puis il resta immobile, pensif, baissa la tête et me tendit son verre vide :

« Donnez-moi de votre rhum.

— Il n’y a plus de thé.

— N’importe, je le prendrai comme ça, allons ! »

Karataëf mit sa tête dans ses mains et ses coudes sur la table. Je le regardais en silence et m’attendais à ces effusions de sentiment et même de larmes dont les gens qui ont bu sont si prodigues, de sorte que je fus, je l’avoue, bien frappé de l’expression d’abattement, d’absolue prostration de ses traits ; et je ne pus m’empêcher de lui demander ce qu’il avait.

« Ce n’est rien, me dit-il ; le passé m’est revenu en mémoire, et particulièrement une anecdote… Je vous la raconterais bien volontiers ; mais vraiment, j’ai conscience…

— Eh de grâce !

— Oui, poursuivit-il un peu en bredouillant, il y a des circonstances… quoique… par exemple… moi, là dedans… en bien, si vous l’exigez, je vous dirai la chose. Au reste, je ne sais…

— Racontez, racontez, cher Peotre Pétrovitch.

— Fort bien, quoique ce soit un peu… Ah ! c’est que, voyez-vous, je suis un stepniak, vous n’êtes pas à en douter… et pourtant, en vérité, je ne sais…

— Allons donc, allons donc, Peotre Pétrovitch, une oreille amie vous écoute.

— Eh bien d’accord ; sachez donc ce qui m’est arrivé : Je vivais dans mon village, et, comme chasseur je courais un peu nos environs. Un jour une jeune fille me donne dans l’œil ; ah ! quelle jolie fille !… une beauté… et que d’esprit et quelle bonne âme avec ça ! on l’appelait Matrèna. Mais c’était une fille du commun, du commun, vous comprenez, une servante, une esclave. Elle ne m’appartenait pas, voilà le mal. Elle appartenait à un autre domaine, elle était la propriété d’autrui, et moi, me voilà tout amouraché d’elle. C’est, voyez-vous, une telle anecdote… pardon ! Elle aussi en tenait. Et voilà que Matrèna me prie, me prie de l’acheter, d’aller trouver sa dame, de payer ce qu’il faudra, et de