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« Antrôpka ! Antrôpka ! a a a !… criait-il avec un désespoir plein de larmes et d’obstination, en traînant longtemps, longtemps et comme par secousses, la dernière voyelle. Il gardait le silence quelques instants, et de nouveau se reprenait à crier de la même manière. Sa voix, ébranlant cet air endormi et immobile, empruntait de l’heure et de la disposition des lieux une portée immense. Trente fois au moins il vociféra le nom d’Antrôpka, et tout à coup, de l’extrémité opposée d’un terrain vague, accidenté de broussailles, arriva à mon oreille comme de l’autre monde, très-affaiblie par la distance, cette question : « Quoi ? »

La voix de l’enfant, animée d’une joie pleine de malignité, répondit : « Viens ici, démon, viens, méchant diable !

— Pourquoi ça, a a a ? répondit l’autre voix après avoir laissé passer deux minutes.

— Viens, que la tante te fouette, on t’attend ! » se hâta de crier l’enfant.

La voix lointaine ne répondit plus, et l’enfant recommença à appeler Antrôpka. Ses cris, de cinq en cinq minutes plus rares et plus faibles, arrivaient encore a mon oreille, qu’il faisait déjà entièrement sombre ; et je tournai enfin l’angle du bois qui entoure mon village, situé à quatre verstes de Kolotofka…

« Antrôpka ! a a a !… » Cet appel retentissait encore lointainement dans une atmosphère envahie par tout ce que les ténèbres nocturnes offrent de plus noir et de plus épais.




XVIII.


Karataëf ou la maîtresse esclave.


Il y a cinq ans, en automne, sur la route de Moscou à Toula, je dus une fois rester un jour entier au relais faute de chevaux. Je revenais de la chasse et j'avais eu l’imprudence de renvoyer ma troïka. L’inspecteur du relais, homme vieux,